Il a fallu pousser les murs, à la Villa Albertine de New York lundi soir. Les conversations littéraires organisées par les services culturels français ont tendance à attirer du monde, celle avec Joyce Carol Oates et Leïla Slimani avait fait salle comble en mai dernier. Mais la venue d’Annie Ernaux, lauréate, depuis jeudi 6 octobre, du Prix Nobel de littérature, a aimanté une foule de fans et de curieux plus importante que d’habitude. La file d’attente s’étendait jusqu’au coin de la Fifth Avenue et de la 79e Street et environ 300 personnes ont finalement réussi à s’entasser à l’intérieur du bâtiment, certaines restant debout au rez-de-chaussée pour voir, sur un écran, l’écrivaine s’exprimer à l’étage supérieur.
Accueillie par une standing ovation, Annie Ernaux a répondu durant plus d’une heure, avec précision et patience – le temps donné au traducteur (excellent) – aux questions de l’écrivaine américaine Kate Zambreno sur « L’art de capturer la vie par l’écriture » selon le thème de la soirée. L’autrice française de 82 ans, toujours « généreuse à commenter son travail » pour reprendre l’expression de Raphaëlle Leyris du Monde, a décrit son amour de la littérature qui « l’a nourrie depuis l’enfance », l’évolution de son « je » au fil de ses œuvres, des « Armoires vides » aux « Années » – son livre le plus connu aux États-Unis et paru des années après sa première édition en France. L’usage de cette première personne qui lui a été tant reproché par ses détracteurs, « porte d’entrée dans la réalité » dans laquelle son écriture la plonge, écriture, qui a « seule un pouvoir que les mots prononcés ou qu’un article n’ont pas, a précisé l’écrivaine. Tant qu’une chose n’a pas été écrite, elle n’existe pas vraiment. »
Le public, en majorité féminin et composé de personnalités du monde littéraire – les écrivaines Judith Butler, Rachel Kushner, Eileen Myles et Constance Debré (résidente de la Villa Albertine), de l’édition – dont l’éditeur américain d’Annie Ernaux, Dan Simon – de la culture à New York telle la présidente du FIAF Tatyana Franck, mais aussi des fidèles d’Albertine, s’est laissé absorbé par la conversation, riant affectueusement aux « voilà » qui ponctuaient chacune des réponses de l’écrivaine française, comme pour signifier qu’elle avait fait de son mieux pour expliquer son travail, avec le plus de justesse possible. « Finalement, c’est difficile d’expliquer l’écriture » a-t-elle conclu modestement.
L’un des moments forts de la soirée fut apporté par l’une des trois questions posées par le public. Une jeune femme, à la fois émue et gênée de parler de différence d’âge – « j’assume complètement vous savez ! » lui a répondu l’écrivaine octogénaire en souriant – l’a remerciée pour l’avoir fait « entrer en féminisme », notamment grâce à la lecture de son livre autobiographique sur l’avortement, « L’événement » publié en 2000. « C’est pour moi merveilleux, porteur, parce que je ne me sens pas responsable de cet effet que mes livres font sur la jeune génération », lui a répondu Annie Ernaux. Peut-être que mes mots vont transcender tout ce qui pourrait nous séparer au point de vue génération. »
Finalement il n’aura pas été question du Nobel durant l’échange – Annie Ernaux est pourtant la première écrivaine française à recevoir cette reconnaissance mondiale. Kate Zambreno s’en est expliquée auprès de French Morning à la fin de la soirée : « Elle est tellement humble et généreuse, je pense que cela n’aurait pas été adapté. Le Prix est une chose incroyable pour elle, mais ce n’est qu’un prix. Si elle ne l’avait pas eu, cela n’aurait rien enlevé à son travail. »
Certains ont regretté cette absence d’actualité mais l’enthousiasme l’emportait à la sortie. C’est dingue ! » s’est exclamée Chloé, juste un peu déçue de ne pas avoir pu faire dédicacer l’édition qu’elle tenait à la main. « Elle est accessible, elle a une sorte de modestie et cette manière de s’exprimer à l’oral, on retrouve cette limpidité et cette précision qu’elle a à l’écrit, c’est formidable » estimait sa voisine Edith. « Elle est tout simplement amazing », résumait Sophie Stewart, une jeune Américaine d’une vingtaine d’années qui n’a encore rien lu de la nouvelle lauréate du prix Nobel de littérature. Preuve, une fois de plus, de l’incroyable pouvoir intergénérationel de l’œuvre d’Annie Ernaux, et de ce « quelque chose de partageable », selon les propres mots de l’écrivaine, qu’offre son écriture.