Il faut avoir la foulée rapide pour suivre Alix Daguin à travers sa ferme, All One One All (AOOA). Enclos à canards et moutons par ici, plans de légumes et d’arbres par là, clôtures à enjamber: elle connait son terrain sur le bout des doigts. Et pour cause, l’agricultrice l’a conçu de A à Z. “J’ai été architecte!“, dit-elle devant un plan qu’elle a dessiné de la ferme de 14 hectares, située à l’extérieur du village de Goshen, à un peu plus d’une heure au nord de New York.
Si on avait dit à Alix Daguin il y a deux ans qu’elle dirigerait une ferme Upstate New York, elle ne l’aurait certainement pas cru. Fille de la “reine du foie gras” Ariane Daguin, fondatrice de D’Artagnan, et petite fille du chef étoilé André Daguin, elle a hésité, plus jeune, à faire carrière dans le monde de la nourriture. Après son diplôme à l’école d’hôtellerie de Cornell, elle a décidé en 2011 de partir faire un master d’architecture en Californie. “Je savais que j’allais revenir vers la nourriture tôt ou tard grâce à mes études à Cornell. Mais je ne pourrais certainement pas devenir magiquement architecte plus tard“, raconte-t-elle, autour d’un hummus à la betterave et d’un gaspacho maison.
Ne se sentant plus “épanouie” après cinq ans en cabinet d’architecte à San Francisco, elle décide de faire un “break”. Elle part faire de l’escalade en Espagne. Et à la suite d’une blessure à l’épaule, se rabat sur le vélo en Amérique latine. De retour à New York, elle doit répondre à la question-qui-tue que lui pose sa mère: “Que vas-tu faire de ta vie ?“. Les deux femmes envisagent un temps de monter un “Gastro-dôme”, un grande espace à la croisée “du marché, de l’école, de la ferme et du parc d’attractions“. Mais elles décident qu’ouvrir une ferme serait plus réaliste. À l’hiver 2020, Alix Daguin jette donc son dévolu sur le site où se trouve aujourd’hui AOOA et où elle vit, un ancien centre canin dont le propriétaire avait aussi des chevaux. “Quand nous l’avons vu, nous nous sommes dits: OK, c’est parti. L’endroit était assez petit pour être géré facilement. Il y avait aussi une infrastructure en place pour commencer les travaux tout de suite”.
All One One All n’est pas comme les autres fermes de région: elle se spécialise dans l’agro-foresterie, une technique de protection des sols où les arbres et les cultures sont associés à l’élevage d’animaux sur une même parcelle. À la clé: des bienfaits considérables en termes de fertilisation des sols, d’optimisation de l’usage de l’eau, de diversification des productions et de pollinisation notamment. “Il y a beaucoup de modèles agricoles, mais celui-ci permet de créer des paysages bio-divers et régénérateurs dont bénéficient la planète et la population“, explique Alix Daguin.
Ainsi à AOOA, des rangées d’arbres fruitiers s’entremêlent aux arbres fourragers (destinés à l’alimentation animale) sur un même “bloc” de terrain. Le bois est aussi mis à contribution pour faire pousser des champignons et créer des habitats naturels pour les insectes et les oiseaux. Au total, 2 000 arbres ont été plantés pour mener à bien cet ambitieux projet. “Tous les éléments de l’écosystème s’entraident et s’enrichissent, résume Alix Daguin. L’agro-foresterie n’est pas encore connue du grand public, mais le terme a le potentiel de devenir aussi populaire que ‘permaculture’“.
Son intérêt pour les formes alternatives d’agriculture ne date pas d’hier. Elle a écrit une thèse sur l’élevage de cochons à Central Park et la nécessité de “ramener les paysages productifs dans les villes car ils s’en sont éloignés, ce qui provoque une déconnexion avec la population”. En outre, son oncle, le chef Arnaud Daguin, est le porte-parole en France du mouvement Pour une agriculture du vivant, qui promeut une agriculture respectueuse des sols.
Une “non-profit”, la D’Artagnan Foundation, a été créée pour lever des fonds et faire des demandes de bourses. D’autres sources de revenus sont aussi en place pour soutenir la petite opération de deux employés à temps plein, largement financée par D’Artagnan. En juin, AOOA a inauguré un “farm stand” dans son bâtiment principal, qui vend une belle flopée de produits faits maison: des thés, des bouquets de fleurs, des popsicles très populaires (goutez celui au fudge), des salades et du pain frais. La ferme accueille aussi des ateliers divers (apiculture, identification des arbres…) et ouvrira un restaurant dans la grange datant de 1805 dès que les permis nécessaires auront été approuvés par la Ville. “Parfois, les journées sont dures. Je m’impatiente car les choses n’avancent pas et il y a beaucoup à faire, explique Alix Daguin. Et puis, je regarde ce nouveau farm stand par exemple, et je me dis: il y a six mois, cela n’existait pas. On était encore en train de gratter le plafond !“