Le 3 mars dernier, French Morning publiait la première partie de notre analyse sur la crise de l’Europe. Passant à côté de la révolution industrielle de la Tech depuis trois décennies, l’Europe perd en compétitivité, le niveau de vie décline, sa sécurité et sa défense sont ébranlées. Si elle reste sur cette voie, elle pourrait connaître le sort de la Chine au XXe siècle, entre colonisation, guerre civile et famine.
Pourtant, ne croyez pas les prophètes de malheur qui vous expliquent que les causes de ce déclin sont insurmontables. Ils se trompent : les solutions sont à portée de main ; elles nécessitent cependant de comprendre en profondeur les causes de cette « lente agonie » ; elles passent par la mobilisation des élites, à commencer par la vôtre, chers lecteurs de French Morning.
Commençons par présenter les résultats de nos recherches, réalisées avec l’économiste Yann Coatanlem. La Tech se distingue des autres industries par son imprévisibilité et sa volatilité. Apple lance l’iPhone et fait disparaître Nokia, leader du téléphone mobile. Amazon lance le cloud et fait disparaître les leaders de l’informatique d’entreprise comme Siemens IT, Xerox IT ou Atos. NVIDIA lance les puces pour Intelligence Artificielle et fait trembler Intel, leader des semiconducteurs depuis 50 ans.
À l’opposé, l’Europe excelle dans les industries matures comme l’automobile inventée en 1900, la chimie inventée vers 1880 ou l’aéronautique inventée en 1901. Ses acteurs sont séculaires, les produits sont constamment améliorés mais restent semblables pendant des décennies. Les grandes entreprises s’y pilotent comme des convois de camions sur des autoroutes bien éclairées.
La Tech s’apparente à une course sur des routes de montagne. ChatGPT suscite l’engouement de millions d’utilisateurs en quelques jours ? Demi-tour immédiat de Meta, qui freine brusquement ses investissements sur le metavers, licencie 20 000 salariés en 3 mois, embauche des milliers d’ingénieurs en IA et investit près de 50 milliards par an en supercalculateurs. Idem chez Google ou Microsoft : des demi-tours stratégiques en quelques semaines, des accélérations en dizaines de milliards lancées en quelques mois.
Comment réagissent les entreprises en Europe face à de tels chocs technologiques ? Il faut 4 ans à SAP, leader européen du logiciel, pour réaliser une réduction d’effectifs de 8000 personnes et avoir le droit d’embaucher de nouvelles compétences. En attendant, SAP n’investit que 0,5 milliard par an en IA. De lourds camions en Europe, des bolides de rallye aux États-Unis. Lesquels vont gagner la course sur les routes de montagne de la Tech ? Chez qui allez-vous placer vos économies ?
Les adaptations rapides aux chocs technologiques sont interdites en Europe par les lois sur le licenciement. Ces lois agissent comme une interdiction de freiner. Inoffensives sur les autoroutes des industries matures, elles rendent absurdes les accélérations sur les chemins imprévisibles de la Tech. Pour créer des innovations de rupture, il faut investir des milliards sur des projets dont la plupart vont échouer, comme la voiture autonome d’Apple, le FirePhone d’Amazon ou les lunettes de Google. La protection de l’emploi étouffe la profitabilité de tels investissements en Europe. Mise en place vers 1975, elle explique la spécialisation de l’Europe sur des industries matures de la deuxième révolution industrielle et son absence de la Tech.
« Mais non, c’est beaucoup plus complexe ! », nous objecte-t-on en Europe. Les causes seraient multiples ; ce serait la faible culture du risque, ou la fragmentation du marché, ou le manque de capitaux disponibles, ou le sous-investissement en défense, ou la surrèglementation de la tech, ou la politique de concurrence, ou l’absence de politique industrielle… « Et d’ailleurs il n’y a rien à faire, c’est trop profond, c’est trop tard. »
Nous avons scruté, quantifié, et disséqué chaque cause présumée du retard technologique européen. Résultat : malgré le consensus, ces causes ne résistent pas à l’analyse. Le détail se trouve dans nos publications, mais prenons deux exemples. Depuis 30 ans, on lit partout que l’Europe souffre d’un manque de capitaux pour l’innovation, qu’il faudrait créer des fonds de pension ou unifier le marché européen des capitaux. Notre analyse ? L’Europe regorge d’épargne, mais celle-ci prend la route des États-Unis où les investissements sont simplement plus rentables. Le cœur du problème n’est pas la disponibilité des capitaux, mais leur profitabilité : celle des fonds de capital-risque européens est deux fois plus faible qu’aux États-Unis depuis 25 ans, et cela s’explique largement par les coûts de restructuration élevés. Chez qui allez-vous placer vos économies ?
Autre consensus erroné : l’Europe souffrirait de la fragmentation de son marché intérieur, quand les États-Unis et la Chine offrent à leurs startups un vaste marché national. L’argument tient la route pour les applications de la Tech dans des secteurs règlementés, comme BlaBlaCar ou Doctolib. Mais en Deep Tech (semiconducteurs, logiciels, télécoms, cloud, IA…), il n’y a aucune barrière douanière, règlementaire ou logistique ; le marché est mondial. La Corée du Sud, Taiwan ou Israël sont des leaders en Tech sans grand marché domestique. Notre analyse ? Les coûts de restructuration expliquent les réticences des entreprises européennes à tester des innovations risquées qui nécessitent des embauches, privant en effet les startups européennes d’un marché intérieur dynamique. Le principal obstacle est le coût de l’échec, et non la fragmentation du marché.
Ces analyses nous ont rendus optimistes : les causes du retard de l’Europe en Tech ne sont pas structurelles, culturelles ni insurmontables ; elles sont logiques et traitables. Adapter les lois sur la protection de l’emploi pour les populations concernées par la Tech rétablira la rentabilité des investissements en Tech, attirera les capitaux, augmentera les salaires, relancera les gains de productivité, améliorera les niveaux de vie, gonflera les recettes fiscales et restaurera l’indépendance à nos armées.
Il faut de nombreux facteurs pour faire pousser du blé : de la terre, de l’eau, des semences de qualité, des engrais, des insecticides, du soleil. Mais sans eau, rien ne pousse. Irriguez, tout redémarre. Les coûts de restructurations en Europe tuent la rentabilité des investissements à haut risque en Tech. Sans rentabilité, pas d’investissements, pas d’innovation. Rétablissez la rentabilité des investissements, tout redémarrera.
L’Europe dispose déjà de tous les ingrédients essentiels à l’innovation : stabilité politique, sécurité juridique, liberté d’entreprendre, libre circulation des capitaux, populations bien formées, scientifiques et ingénieurs de grande qualité, universités excellentes, infrastructures solides… Comparez l’Europe à la Russie, la Chine ou l’Inde, et vous retrouvez espoir. L’Europe était le leader mondial de l’innovation de 1450 à 1940, elle peut le redevenir en peu de temps.
Ainsi, « économiquement », il faut reformer le droit du licenciement pour que l’Europe retrouve sa capacite d’innovation. « Politiquement », c’est une autre histoire. C’est là que vous pouvez aider.
Le droit du licenciement est un sujet ultra-sensible. En 2006, Dominique de Villepin avait essayé de reformer le droit du licenciement avec le Contrat Première Embauche et avait échoué devant la mobilisation des étudiants et des lycéens, soutenus par les syndicats et les partis politiques d’opposition. Cette sensibilité politique est similaire en Allemagne, en Italie, en Espagne ou aux Pays-Bas. C’est donc un sujet qu’il va falloir aborder avec patience et méthode.
Tout d’abord, le Danemark et la Suisse n’imposent aucune contrainte sur les licenciements. Au lieu de protéger les emplois existants, ces pays protègent les salariés, en leur offrant des indemnités chômage généreuses, des formations adaptées et en facilitant leur retour à l’emploi. Cela s’appelle la « flexisécurité ». C’est une des formes abouties du modèle social européen. Ces deux pays ont à la fois moins d’inégalités que l’Allemagne et la France (Gini index) et un niveau de vie très supérieur (PIB par tête). Il est politiquement raisonnable de s’en inspirer pour les autres pays européens.
Ensuite, restaurer la rentabilité de la Tech n’impose pas de changer le droit pour tous. La Tech emploie des salariés hautement qualifiés et bien rémunérés. Le salaire médian chez Microsoft ou Meta dépasse 250 000 dollars par an. Les jeunes développeurs à Paris ont le plus souvent des salaires qui dépassent 50 000 euros par an. Dès lors, limiter les reformes du droit du licenciement aux salariés gagnant plus de 50 000 euros par an devient envisageable : plus de 90% des salariés ne seraient pas affectés ; seuls les 10% les plus qualifiés – et les plus aptes à retrouver vite un emploi – seraient concernés. Les dirigeants politiques de gauche réagissent avec intérêt à de telles propositions.
Enfin, nous avons poussé ces propositions depuis 18 mois en France, en Allemagne et à Bruxelles. Les dissolutions à Berlin et Paris ont ralenti les réflexions, mais les autorités européennes ont très bien réagi : Mario Draghi a repris notre analyse dans son rapport de septembre 2024 ; dans sa « Boussole de Compétitivité » de janvier 2025, Ursula von der Leyen propose de reformer le droit du travail pour éliminer le coût de l’échec. Ce n’est qu’un début, mais c’est prometteur.
Pour aller plus loin, nous avons besoin de votre aide. Il faut financer des études économiques, afin que les grands laboratoires d’économie européens comme Paris School of Economics, IFO Munich ou Bocconi University étudient à fond ce sujet (réellement nouveau pour eux), reprennent à leur compte ces analyses et suscitent des débats politiques bien documentés dans chacun des pays européens. Il faut pousser ces idées auprès des dirigeants politiques, économiques et militaires, des ministres et des députés, des journalistes et des économistes.
Pour contribuer aux recherches économiques, vous pouvez faire une donation à notre 501(c)(3) Foundation for the Economic Study of Disruptive Innovation (FESDI), lien ici.
Pour diffuser ces idées, vous pouvez transmettre nos publications, nos conférences, et les articles de presse correspondants. Tout est disponible sur www.EuropeTechandWar.com. Vous pouvez aussi nous y contacter.
Europe needs you!
Chaque semaine, French Morning publie la tribune d’une personnalité, extérieure à la rédaction, sur des sujets transatlantiques variés, afin d’alimenter le débat d’idées. La tribune n’étant pas signée par la rédaction, elle ne reflète pas la position de French Morning. Si vous souhaitez contribuer et proposer un texte, merci de nous contacter à l’adresse suivante : [email protected]
À propos de l’auteur : Olivier Coste est un entrepreneur de la Tech. Il débute à la Commission Européenne puis à Matignon. Il travaille ensuite chez Alcatel et Atos, et crée plusieurs startups de tech dont les solutions sont adoptées aux États-Unis. Basé à New York depuis 2014, il publie en 2022 L’Europe, la Tech et la Guerre
Foundation for the Economic Study of Disruptive Innovation (FESDI), 203 W 81st Street, New York, site ici