Le printemps arrive bientôt, arpentons les rues de New York à la recherche des meilleures expositions du moment. À la Galerie James Cohan de Tribeca, l’artiste guadeloupéenne Kelly Sinnapah Mary nous invite dans une histoire dont les paysages, d’apparence paradisiaques, sont aussi imprégnés des luttes et des traumas de la Caraïbe. À Chelsea c’est un vent frais que Tyler Mitchell fait souffler sur la photographie contemporaine, l’américain connu pour ses clichés de Beyoncé, déploie ici des pièces plus personnelles, originales.
L’artiste guadeloupéenne Kelly Sinnapah Mary s’installe avec « The Book of Violette » à la Galerie James Cohan jusqu’au samedi 22 mars. Si l’artiste entretient un lien fort avec New York où, pour répondre au bon accueil de son travail, elle fait de nombreux allers-retours, c’est, avec ses peintures et ses céramiques, un « ailleurs » vers lequel elle fait voyager les visiteurs. Les paysages paradisiaques s’égrènent au fil de la visite. Le vert envahit les toiles, se densifie autour d’une silhouette, se nuance dans un motif peint sur un corps, s’opacifie dans les noirceurs d’une forêt. Ce vert, l’une des signatures picturales de l’artiste, s’impose comme un « grand camouflage », faisant écho aux écrits de l’auteure martiniquaise Suzanne Césaire qui alertaient, dans les années 1940, sur le caractère désirable du paysage pouvant faire écran à la réalité des luttes caribéennes.
L’exposition commence par une salle dont les murs ont été peints en rose et, à la manière d’un papier peint, ont été marqués d’un motif de fleur magique. L’artiste nous ouvre ainsi les portes d’un lieu domestique où nous serions en sécurité. L’œuvre de Kelly Sinnapah Mary apparaît douce, réconfortante. Elle n’en a pas moins une vocation de résistance. Les moyens de cette résistance prennent racines dans un travail de mémoire, de transmission de la culture qui est la sienne.
« The Book of Violette » mélange les références. Outre les liens forts avec les penseurs caribéens tels Suzanne Césaire, Edouard Glissant ou Maryse Condé, l’artiste se confronte aux traditions, aux repères spirituels de son enfance, à ses souvenirs familiaux. Elle enquête, au travers de son œuvre, sur cette culture indienne des Antilles qui est la sienne mais qui ne lui a pas été enseignée. Ses peintures matérialisent donc l’assimilation et le syncrétisme hérité de cette culture indienne projetée dans la Caraïbe. Cela explique la raison pour laquelle, malgré la reconnaissance qu’elle acquiert en Europe mais surtout aux États-Unis, elle continue à vivre en Guadeloupe, dans la ville de St François. Elle affirme « Il très important pour moi de pouvoir travailler ici avec ce contexte géographique, politique et social et aussi avec mon entourage, ma structure familiale, ce qui entoure, le paysage qui entoure mon atelier. C’est toute mon histoire. Un héritage. »
C’est donc un livre qui s’ouvre au visiteur, le livre de l’artiste, de sa géographie, de son histoire, de ses rêves. Les références imagées viennent ponctuer le récit pictural. Des formes hybrides surréalistes, comme un oiseau à tête d’enfant, flottent dans les paysages vernaculaires. Les figures aux têtes démultipliées sont récurantes. Elles font, tout comme les motifs de tigre ou d’éléphant, écho à la culture hindoue des ancêtres de l’artiste. Celle-ci reproduit aussi des motifs végétaux qu’elle appose sur la peau des figures. Ils évoquent les rimèd razié, autrement dit ‘les plantes pour soigner’. Selon l’artiste, ces motifs agissent « comme des cataplasmes pour soigner des traumas historiques ». Allons nous soigner et espérer soigner le monde à la galerie James Cohan.
Tyler Mitchell a atteint un degré de célébrité colossal lorsque en 2018, à l’âge de 23 ans, il devient le premier photographe afro descendant à réaliser le cliché de la couverture du Vogue américain, en 126 ans d’histoire du magazine. Le modèle n’est autre que Beyoncé. Buzz assuré ! Le jeune américain est immédiatement propulsé sur le devant de la scène. Adoubé autant pour son talent que pour sa capacité à photographier la communauté noire américaine, il développe, en parallèle des projets commerciaux, des travaux personnels qui brouillent les lignes entre la mode et l’art contemporain. La galerie Gagosian, qui l’a déjà exposé à Londres en 2021 et 2022, l’accueille jusqu’au 5 avril dans son espace de Chelsea pour une exposition de ses travaux récents. Tyler Mitchell y prouve qu’il ne doit à personne d’autre que lui sa renommée.
L’exposition présente des photographies d’une beauté épiphanique où évoluent des hommes et des femmes noires. Plages, dunes, pontons, il se dégagent une impression paisible de ces lieux naturels où prennent place les figures. Pourtant, les îles de Cumberland et de Jekyll sont chargées d’histoire, une histoire liée à la traite négrière du XIXe siècle. Mais Tyler Mitchell suggère seulement. Son travail est empreint d’une élégance feutrée qui est exprimée par une lumière naturelle pâle dont on ne sait pas s’il s’agit de l’aube ou de l’heure bleue. Les teintes sont adoucies : terre, rose pâle, sable, vert lichen, blanc cassé. Elles posent comme un voile diaphane sur l’image, sur l’Histoire. Elles suggèrent aussi la décontraction des moments de loisirs, et illustrent peut-être la réhabilitation d’une population malmenée.
Les photographies de Tyler Mitchell sont très élaborées. De la même manière qu’il travaille des couleurs atténuées, il voile souvent le sujet de ses photographies avec un accessoire : ici un filet de pèche, là un cerf volant. La superposition de ces voiles permet, à ses yeux, d’accéder au vrai sens de l’image. Il explique : « Il y a toujours un jeu entre ce qui est réel et ce qui est imaginé, pour moi ce qui est imaginé est encore plus vrai que ce qui est réel ». Il interroge aussi le support photographique, le détournant par le biais du développement sur miroir ou sur tissu. Cette pratique le suit depuis ses débuts. Elle lui permet de « changer l’expérience face à la photographie » qui vibre, flotte quand elle est sur un tissu, et se brouille quand, sur un miroir, elle invite le regardeur dans la composition. Les tissus et miroirs délaissent les formats rectangulaires canoniques et font glisser le travail de Tyler Mitchell du chiffon au white cube.
« Kelly Sinnapah Mary : The Book of Violette », Galerie James Cohan, 48 Walker Street. Jusqu’au samedi 22 mars.
« Tyler Mitchell : Ghost images », Galerie Gagosian, 541 West 24th Street. Jusqu’au samedi 5 avril.