Un texte écrit à la chandelle entre les murs de la prison de la Bastille, un manuscrit passé de main en main, qui a servi d’emblème aux surréalistes, a été sauvé des autodafés des Nazis, volé puis acheté à prix d’or avant d’être exposé dans un musée finalement démantelé car suspecté d’avoir été l’instrument d’une arnaque au système de Ponzi… L’histoire rocambolesque du manuscrit Les 120 Journées de Sodome ou l’école du libertinage, écrit par le marquis de Sade en 1785, est tellement étrange qu’elle fascine même de ce côté-ci de l’Atlantique.
Joel Warner, un auteur et journaliste américain, qui a écrit pour le très réputé magazine Esquire, est aujourd’hui rédacteur en chef du media d’investigation The Lever. Basé dans le Colorado, il vient de publier The Curse Of The Marquis de Sade : A Notorious Scoundrel, a Mythical Manuscript, and the Biggest Scandal in Literary History (Crown, 304p.).
Un livre américain, publié aux États-Unis au sein de l’une des plus grosses maisons d’édition, faisant l’objet d’articles dans l’ensemble de la presse américaine (New York Times, Washington Post, etc.), sur une histoire bien française ? Voilà qui ajoute à l’étrangeté de la chose.
« Je suis peut-être naïf, mais cela m’a semblé être la quintessence d’une histoire française : histoire, argent, cupidité, tout cela rassemblé autour de l’écriture, de la littérature, des livres et des manuscrits anciens », justifie l’auteur, qui est tombé dans cette histoire totalement par hasard mais qui révèle en creux toute la passion que suscite Sade aux États-Unis – et qui a donné naissance au sadism.
On connaissait l’histoire du manuscrit, ce rouleau de plus de 12 mètres de long constitué de 33 feuillets qui avait été caché, volé, vendu, disputé en justice par la Suisse et la France et qui avait fini par revenir à Paris en 2014 (l’année du bicentenaire du Marquis de Sade) après avoir été racheté 7 millions d’euros. C’est à ce moment-là que Joel Warner en entend parler.
« C’était au printemps 2015, raconte le journaliste. Des amis écrivains, amoureux de littérature, sont partis en voyage en France, et ont voulu visiter le musée des Lettres et Manuscrits, situé à Paris, et qui possédait le manuscrit des 120 journées de Sodome. En arrivant devant le musée, ils sont tombés sur la police, saisissant toutes les pièces des lieux. L’un des policiers présents a alors confié à mes amis que la personne qui possédait ce musée, Gérard Lhéritier, venait d’être accusé d’être le Bernie Madoff français. Mes amis m’ont appelé et raconté cela, et ce n’est plus sorti de mon esprit : il fallait que j’écrive à propos de cette histoire. »
Tous ceux qui ont approché de près ou de loin ce manuscrit ont fini par être ensevelis par une montagne de malheurs. « J’étais terrifié de me plonger dans une histoire qui m’était aussi étrangère, confie Joel Warner. Mais en tant que journaliste, c’est aussi ce que j’aime : j’ai abordé cette histoire de manière très humble, en effectuant le plus de recherches possible. » L’auteur vient à plusieurs reprises en France. Il y rencontre notamment Gérard Lhéritier, accusé d’avoir monté un système de Ponzi. L’affaire est toujours en cours.
« Cet épisode raconte bien la différence entre nos deux pays, développe Joel Warner. Madoff, dans ce pays, a été seulement attiré par l’argent. Il ne vendait rien, seulement la promesse d’incroyables retour sur investissements. Lhéritier, lui, était centré sur des manuscrits anciens, sur une valeur réelle. Il serait intéressant de voir si ce type de placement aurait attiré autant d’investisseurs aux États-Unis. »
Au moment où la police déleste Lhéritier de son manuscrit et de tous ses autres textes anciens, l’hommes d’affaires français remporte 162 millions d’euros à l’Euromillions… ajoutant à la légende autour du manuscrit. L’État a profité des ennuis judiciaires de Lhéritier pour préempter ce rouleau de 12 mètres, dont les lettres écrites à l’encre sont à peine déchiffrables tellement elles sont minuscules, et qui allait être mis aux enchères.
« Aujourd’hui, ce document est à la Bibliothèque Nationale de France, relève Joel Warner. Soit à quelques centaines de mètres de l’ancienne prison de la Bastille, tout près de là où il a été écrit… Cette histoire m’a aidé à comprendre votre pays un peu mieux. Je suis bien loin d’être un expert, mais j’ai beaucoup aimé apprendre davantage de la France, ce en quoi les Français croient et ce en quoi ils placent de la valeur. » Pour l’instant, aucune traduction ou publication du livre de l’auteur américain n’est prévue en français et dans l’Hexagone. Pour ne pas perpétuer la malédiction ?