Faut-il avoir peur de l’Intelligence Artificielle ? Le sujet est dans toutes les conversations. French Morning a rencontré Jérôme Pesenti, Français de New York et l’un des pontes de l’IA, qui a quitté récemment son rôle de Vice-président Artificial Intelligence chez Meta pour monter sa propre start-up, SizzleAI.
Jérôme Pesenti est encore étudiant lorsqu’il tombe dans la marmite de l’intelligence artificielle. Normalien, fort d’un DEA en sciences cognitives et d’un PHD en maths, il fait sa coopération chez Carnegie Mellon et ne quittera plus les États-Unis. Sa première startup, Vivisimo, spécialisée dans l’analyse de textes, est rachetée par IBM au bout de 12 ans. L’unité Watson d’IBM est à l’époque à la pointe de l’IA, mais son cloud laisse à désirer. Frustré par les difficultés techniques, Jérôme Pesenti quitte en 2016 IBM pour devenir CEO de Benevolent AI, une startup londonienne qui veut révolutionner la chimie à coup d’IA. Déjà, à l’époque, l’argent coule à flot et les valorisations s’envolent. Mais le commute Londres-New York n’est pas tenable sur le long terme, et quand Mark Zuckerberg propose à Jérôme Pesenti de diriger l’équipe IA de Meta, il accepte.
En l’espace de 4 ans et demi, l’équipe de recherche fondamentale et appliquée de Meta passera de 200 à 1600 personnes. Meta utilise l’IA pour modérer le contenu, optimiser les publicités et les recommandations, et développe plusieurs LLM (Large Language Models). L’un d’entre eux, au nom ambitieux de Galactica, promet de synthétiser des articles scientifiques, de résoudre des problèmes de mathématique, d’écrire du code… Lancé juste après le départ de Jérôme Pesenti, le 15 novembre 2022, il sera retiré trois jours plus tard sous un déluge de critiques – notamment celle de ne pas savoir distinguer entre le vrai et le faux…. « Le projet a été mal lancé, analyse Jérôme Pesenti. On a donné l’impression que c’était bien meilleur que ce n’était en réalité ».
OpenAI, pendant ce temps, met toutes ses ressources sur son projet ChatGPT et aura le succès qu’on connaît, à la surprise de tous, à commencer par ses créateurs : « OpenAI n’avait même pas annoncé en interne le lancement de ChatGPT ! À vrai dire ils sont tombés dessus sans le savoir. D’ailleurs ChatGPT est un ‘misnomer’, c’est beaucoup moins un chatbot qu’un moteur de recherche intelligent ».
Moteur de recherche sous stéroïdes, certes, mais moteur de recherche qui, à la différence des autres, ne cite pas ses sources. « Cela crée un problème existentiel pour l’internet. Je suis inquiet pour l’état de l’internet. Il faudra bien trouver une solution pour rétribuer les auteurs. En fait nous sommes à l’ère de Napster ! ». La plateforme peer-to-peer permettait de partager des fichiers audio sans rémunérer les auteurs et a été obligée de fermer ses portes en 2001, laissant la place aux Spotify de ce monde. « OpenAI refuse pour l’instant d’identifier les sources de son contenu, ils ont peur d’ouvrir la boîte de Pandore, mais c’est inéluctable, il faudra bien rémunérer le contenu à la source ».
S’il s’avoue « troublé » par les évènements récents chez OpenAI (le directeur général Sam Altman débarqué soudainement par le conseil d’administration et revenu victorieux, quelques jours plus tard, avec un nouveau board où siège désormais Microsoft), Jérôme Pesenti ne se reconnaît dans aucun des camps des partisans ou détracteurs de l’IA. « Je ne suis ni un ‘accelerationist’, ni un ‘doomer’, dit-il. Je suis pragmatique. L’intelligence humaine est beaucoup plus complexe et riche qu’on ne le pense. On n’arrivera pas à la performance humaine de mon vivant ! ». Il raconte sa visite récente dans un laboratoire de chimie : « Les expériences sont faites par des robots, mais l’IA est incapable de transporter ou de nettoyer les fioles ! ».
Pas question donc de se faire remplacer par l’IA. En revanche « nous serons remplacés par des gens qui utilisent l’IA ». Fondateur depuis janvier 2023 d’une startup EdTech, SizzleAI, il constate une amélioration de la performance de ses équipes d’environ 50% grâce à l’IA. L’idée de SizzleAI est simple : proposer un partenaire d’apprentissage personnalisé pour apprendre à apprendre. « Nous sommes le Duolingo pour tout ! ». Vous bloquez sur un problème de maths ? Sizzle AI vous apporte des indices, des conseils, pour vous aider à le résoudre. L’équipe de 11 personnes est installée dans le Financial district de New York. Lancé en août, SizzleAI comptait au bout de deux mois et demi 100.000 utilisateurs. Jérôme Pesenti applique le playbook des réseaux sociaux, « audience first », avec en objectif annoncé d’être la première app avec 1 milliard d’utilisateurs. La plateforme est totalement gratuite pour le moment, et n’envisage pas de monétiser avant d’avoir atteint 10 millions d’utilisateurs. Elle lancera l’année prochaine un feed éducatif à la TikTok où chacun pourra développer ses connaissances, sur le sujet de son choix, 15 à 20 minutes par jour.
Jérôme Pesenti prédit que l’IA va révolutionner nos façons d’apprendre. « Bien sûr qu’il faut faire attention à comment nos enfants utilisent l’IA, mais c’est le rôle des éducateurs de leur enseigner comment l’utiliser pour décupler leur efficacité ». Demander à ChatGPT d’écrire ses textes, non. Mais utiliser ChatGPT en aide à l’écriture, oui ! « Souvent l’école n’apprend pas bien à écrire. Elle nous entraîne à faire du remplissage. Or ce remplissage n’a plus aucune valeur aujourd’hui ». Selon lui, le monde éducatif doit s’emparer de l’IA, et évaluer les élèves avec et sans accès à l’outil. Pour autant, il ne manque pas d’empathie pour les éducateurs, dont le monde a changé du jour au lendemain : « On n’a jamais vu une technologie se développer à une vitesse pareille ! Les machines à calculer ont mis beaucoup plus longtemps… ».