« Quand je suis aux États-Unis je me sens française et quand je suis en France je me sens américaine, je suis toujours entre les deux », raconte Cécile D., dans le Connecticut depuis janvier 1995. « On ne se sent nulle part complètement chez nous », renchérit Alexandra Villegas, une autre Bretonne qui a passé 21 ans en Amérique, et est aujourd’hui dans le New Jersey. Ce sentiment est partagé par beaucoup de Français aux États-Unis. Et pour cause, c’est presque inévitable d’après le docteur Karim Dajani, psychologue à San Francisco.
« La culture, le contexte de l’enfance, sont ancrés dans l’esprit et le corps de chacun. Quand une personne va vivre dans un pays différent, elle doit apprendre une nouvelle langue et une nouvelle façon d’être. Y compris une nouvelle communication non-verbale. C’est ce qui explique que certains changent de voix quand ils parlent une autre langue, changent de démarche etc. » Ce changement qui se produit dans l’identité de la personne cause des difficultés. « C’est ce qu’on appelle la dislocation culturelle », explique le docteur.
Souvent, c’est l’absence des proches et de la famille qui est regrettée par les immigrés. Mais pas seulement. Mireille Rabier est en Californie depuis 1988 : « Je suis très contente à San Luis Obispo mais la France me manque. Je n’ai plus grand monde là-bas, c’est vraiment le pays, la culture que je voudrais retrouver ».
Après une enfance et une éducation françaises, il est normal, selon Karim Dajani, de languir « les idées, les sons, les odeurs, les rythmes, les croyances qui faisaient simplement partie du contexte du groupe et du système culturel ». « L’Homme est un animal qui aime vivre en troupeau. Nous nous identifions à un groupe. Et le groupe nous manque. Pas seulement le groupe de personnes que nous connaissons. Mais le groupe qui représente le contexte dans lequel nous avons grandi. On se sent plus en sécurité, mais aussi plus et mieux compris », précise le psychologue.
« L’être humain a besoin de se sentir en tribu », ajoute Sophie Suberville, directrice du Mental Research Institute à Palo Alto et conseillère en psychologie. « Or les valeurs, les modes d’apprentissage et de relation sont complètement différents aux États-Unis. »
« J’ai eu beaucoup d’amis américains mais une fois qu’ils déménagent, c’est fini. J’ai l’impression que c’est très superficiel. » Ce témoignage de Mireille Rabier revient souvent. « Je trouve que les relations sont plus profondes avec les gens en France qu’ici », exprime à son tour Alexandra Villegas. Le fait de ne pas s’attendre à cette différence culturelle ajoute une touche de complexité au problème.
« C’est parfois surprenant, les États-Unis ne sont pas un pays complètement différent de la France, on se ressemble d’apparence, les mœurs sont similaires, on a un peu l’impression qu’on est comme eux et qu’ils sont comme nous. Mais si on creuse un peu, on se rend compte que pas du tout. Ils ont une manière différente de faire, d’éduquer leurs enfants, d’être en couple. Mais aussi de manger, d’être en relation les uns avec les autres etc. », détaille Sophie Suberville. « Et je pense que si on n’a pas conscience de cette différence, si on n’arrive pas à la nommer, c’est extrêmement difficile parce qu’on ne comprend pas très bien ce qui nous arrive. »
Prendre conscience de cette dislocation culturelle est effectivement le premier pas pour mieux la vivre, d’après Dr Karim Dajani. Le deuxième consiste à s’adapter à la nouvelle culture tout en préservant son identité culturelle d’origine.
Certains trouvent cet équilibre en nouant des amitiés avec leurs semblables. « Quand j’ai déménagé, j’ai rejoint l’association française de Princeton, j’ai ressenti le besoin de retrouver des amis qui partagent cette double-culture », raconte Alexandra Villegas.
Margot Wetzel, aux États-Unis depuis 1992, se sent davantage chez elle ici. Pourtant elle est un pilier de la communauté française dans toutes les villes où elle s’établit. Elle a créé des groupes d’entraide, organisé des rencontres ou des excursions etc. Que ce soit à Seattle, Austin, San Mateo où Minneapolis qu’elle s’apprête à quitter pour la Floride… Elle cherche toujours à rencontrer d’autres Français immigrés.
Sans avoir jamais vécu dans l’Hexagone, Sophie Suberville reproduit quant à elle ce qu’elle a vécu au Mexique pendant son enfance, en s’entourant « d’un groupe assez franco-français ». « Si je ne suis pas en relation avec mon board, je peux passer des journées entières sans parler anglais », confie-t-elle.
Une autre dimension importante réside dans la perception des Français par les Américains. « C’est l’habitus de Pierre Bourdieu », remarque Karim Dajani. « La façon dont on est perçu forge l’être, très profondément, qu’on le veuille ou non. » Autrement dit, le fait que les Français ne soient pas perçus comme un autre trop différent facilite leur intégration aux États-Unis.
Cette même perception par la population locale peut compliquer leur adaptation à leur retour en France. « Après un certain temps à l’étranger, la dislocation culturelle se produit dans les deux sens. Les gens qui reviennent en France après des années ailleurs sont alors biculturels et ne se sentiront plus vraiment chez eux dans leur pays d’origine. Parce qu’ils ne sont plus vraiment ceux qu’ils étaient, et ils seront perçus comme tels par les locaux.»
Alexandra Villegas a ainsi passé trois ans au Mans avec ses enfants et son mari dominicain, après 7 ans à New York. « Le choc culturel a été énorme au niveau professionnel. La vie de tous les jours a également été difficile, on a été confronté au racisme. Bien qu’à proximité de Paris, la mentalité y est différente. Mon mari était d’accord pour rester mais j’ai préféré retourner aux États-Unis. »
Elle est désormais à la recherche de ce que Karim Dajani appelle “une troisième culture” : « une culture où l’hybridité est la norme. » Après 26 ans en Amérique, Cécile D. envisage également un retour aux sources, sans trop d’illusions. « Je m’attends à ce que ce soit hyper dur, je sais que ça ne va pas être facile du tout », insiste-t-elle. « Mais mes enfants ont fini le lycée, je viens de divorcer et ma famille me manque énormément. Mes parents vieillissent et je ne veux pas être la seule de ma fratrie à ne pas m’en occuper. Ce retour s’est imposé à moi. »
Pour la directrice du Mental Research Institute, il y a également un effet COVID à prendre en compte. « Il y a eu un grand retour en France des Français de l’étranger et on se demande si la pandémie n’a pas fait que beaucoup se sont sentis un peu perdus dans leur pays d’accueil. »
Plusieurs facteurs expliquent le degré d’intensité de cette dislocation culturelle. « Vos efforts individuels, réalisations, à quel point vous êtes engagé dans votre nouvel environnement, les compétences que vous développez, si vous êtes capable de réfléchir à votre expérience émotionnelle, de l’élaborer, et aussi le degré auquel vous avez réussi à développer une communauté c’est-à-dire des gens qui vous comprennent en tant que personne culturellement disloquée… Tout ceci a un impact », d’après Karim Dajani.
« Je pense que souvent, il y a plus de bénéfices que de désagréments à vivre à l’étranger », positive Sophie Suberville. Et si la mélancolie ou nostalgie persiste et fait souffrir, il reste toujours l’option thérapie.