Jacques Besnainou n’a pas le profil d’un ingénieur classique. Le PDG de la filiale américaine d’Areva est un communicateur. Après la catastrophe de Fukushima en mars dernier, il n’a pas hésité à se rendre sur les plateaux de télévision pour défendre la sûreté des centrales du groupe français. Et quand il parle de l’industrie nucléaire, ô combien technique, il capte l’attention de son interlocuteur par son enthousiasme. « Le nucléaire, je suis tombé dedans très tôt », raconte le dirigeant parisien de 47 ans. « J’ai effectué mon premier stage des Mines à l’usine de retraitement de La Hague. Un stage passionnant, j’y ai vu le génie français dans toute sa splendeur ». C’était en 1986, l’année de la tragédie de Tchernobyl.
« Je crois à l’écologie, au respect de l’environnement et à l’énergie propre » affirme le patron d’Areva Inc. Jacques Besnainou n’a pourtant pas frappé tout de suite à la porte des entreprises du secteur nucléaire. Il avait un rêve d’enfance: partir aux États-Unis. Après Polytechnique, les Mines et ses 5 années dans l’Administration, il quitte tout en 1993 pour s’installer dans la région de Washington DC avec sa femme Isabelle, rencontrée à Math Sup. « J’avais 29 ans et je voulais vraiment découvrir ce pays, dans un esprit entrepreneurial ». Sans argent, il crée, la filiale américaine d’Ecobilan, une start-up française spécialisée dans le conseil en environnement. Les débuts sont difficiles. « Un Américain m’a dit un jour: pour réussir comme entrepreneur, il faut d’abord être très travailleur, puis avoir beaucoup de chance. Être un peu brillant aussi, mais ce n’est pas le plus important. Il avait raison! »
L’entreprise décolle sur fond de boom économique aux États-Unis. En 2000, Jacques Besnainou vend Ecobilan US à PricewaterhouseCoopers «pour assurer un toit au-dessus de la tête de mes trois enfants», puis contacte Anne Lauvergeon qu’il a connue aux Mines. Il lui raconte son parcours, elle le convainc d’entrer dans un grand groupe, la Cogema, qu’elle dirige alors. C’est le début d’une carrière au cœur de l’industrie nucléaire. Jacques Besnainou voit le rapprochement de Cogema avec Framatome en 2001 et la naissance du grand groupe Areva. Il est nommé PDG de la filiale américaine en janvier 2010.
Jacques Besnainou n’a jamais perdu son esprit d’entrepreneur, un atout dans un pays qui relance à peine sa politique nucléaire. Les États-Unis sont, de loin, la première puissance nucléaire au monde, avec le plus grand parc de réacteurs de la planète, 104, devant la France (58). Le groupe Areva a connu les débuts, présent en Amérique du Nord depuis plus de 50 ans. « Chaque site fonctionne comme un garage et nous sommes les garagistes. Nous nettoyons le moteur, changeons les pièces, ôtons le combustible usé et fournissons du neuf. » Mais c’est un parc vieillissant, rien n’a vraiment bougé depuis 30 ans. L’accident de 1979 à la centrale de Three Mile Island en Pennsylvanie est souvent invoqué pour expliquer le coup de frein aux nouveaux projets. Pour Jacques Besnainou, la raison est autre. « Dans un marché dérégulé comme celui des États-Unis, la concurrence avec les autres sources d’électricté est vive. Et dans les années 80, l’électricité d’origine nucléaire était trop chère ». Résultat: aujourd’hui seuls 20% de l’électricité est d’origine nucléaire aux États-Unis – elle est de 80% en France.
De l’exploitation minière dans le Saskatchewan, dans l’ouest du Canada (pays premier producteur mondial d’uranium) à l’entretien des réacteurs, en passant par le recyclage du plutonium militaire issu de la Guerre Froide, Areva est le 1er acteur industriel nucléaire en Amérique du nord. Les États-Unis constituent son plus gros marché après l’Héxagone, avec un chiffre d’affaires de $2,2 milliards l’an dernier (un peu moins de 20% du CA global du groupe), 5000 employés aux États-Unis et un millier au Canada.
La catastrophe de Fukushima n’a pas remis en cause la relance du programme nucléaire américain initié par George Bush en 2005 et poursuivi par Barak Obama. L’actuel président a réaffirmé sa volonté de développer cette source d’électricité. « Les Américains sont pragmatiques et sensibles à ce qui se passe dans leur porte-monnaie. L’énergie nucléaire est devenue peu coûteuse aux États-Unis, en raison de l’ancienneté des centrales: $20 à $25 le Megawatt-heure (énergie consommée), contre 50 € en Europe! »
Il y a tout juste 2 semaines, Areva Inc. a été choisie pour finir la construction de la centrale de Bellefonte 1, dans l’Alabama. Les travaux ont été interrompus il y a … 23 ans, avec la chute de la demande en électricité. Une fois mise en service, en 2020, cette centrale devrait alimenter 750.000 foyers. Un projet de $5 milliards dont $1 milliard pour Areva. Et l’avenir est prometteur puisque la majorité des centrales arriveront en fin de vie (60 ans) en 2025. Il faut prévoir le relais. Les projets de construction de nouveaux réacteurs ressortent des cartons, comme celui des EPR développés par Areva, réacteurs de 3e génération. Une construction est envisagée dans le Maryland.
La concurrence du Japonais Toshiba, propriétaire de Westinghouse Electric, et de l’Américain General Electric est rude sur ce marché « mais nous sommes tous dans le même bateau ». Jacques Besnainou dit espérer la réussite du groupe nippon qui a décroché le contrat de construction de la première centrale nucléaire de ces dernières décennies sur le site de Vogtle, en Georgie. Le patron d’Areva Inc est optimiste car, selon lui, les États-Unis ne peuvent plus faire marche arrière. Et les élections présidentielles de l’an prochain ne changeront rien: il y a désormais un consensus politique entre Républicains et Démocrates. « Contrairement à ce qui va se passer en Europe, le nucléaire civil ne sera pas un thème de campagne électorale ».
Reste deux dossiers sur lequel travaille activement Jacques Besnainou: tout d’abord la question du recyclage. Les Américains n’ont toujours pas d’usine de retraitement des combustibles usés. Ils campent sur leur position adoptée dans les années 70 dans le cadre de la non prolifération des armes nucléaires – le plutonium extrait lors du retraitement pouvant servir à la fabrication de bombes atomiques. « 60.000 tonnes de combustibles usés sont stockées aux États-Unis, soit l’équivalent de 8 années de consommation d’énergie! » Des chiffres qui donnent le tournis. Aucune solution n’a été encore trouvée, le gouvernement peinant à trouver un site d’enfouissement définitif des déchets. Jacques Besnainou n’a pas lâché son bâton de pèlerin. « Je prône la solution française, la construction d’une usine comme La Hague ici. Ou bien l’acheminement des combustibles usés vers la Hague. Mais le transport, ça coûte très cher. » Le pragmatisme américain a ses limites.
Enfin, dernier cheval de bataille: la lutte contre les gaz à effet de serre. Loin des débats, virulents outre-Atlantique, entre ceux qui croient aux changements climatiques et ceux qui n’y croient pas, Jacques Besnainou est un fervent défenseur de la lutte contre les émissions de carbone. « Il est incontestable qu’il faut lutter contre le réchauffement de la planète. Ne pas essayer d’apporter une réponse à ce problème est, pour moi, inacceptable. Il faut le faire pour nos enfants ». Un plaidoyer en faveur de l’énergie nucléaire, à neuf mois de la Conférence des Nations Unies pour le Développement Durable.