Débat sur la réforme du système d’immigration américain, remise en cause du modèle d’intégration français: la France et les Etats-Unis sont confrontés aux mêmes défis quand on parle d’accueil des étrangers.
French Morning s’est entretenu avec Ariane Chebel d’Appollonia, politologue associée au Cevipof (Centre d’études politiques de Sciences po Paris), professeur associée à la Rutgers University et auteur de Frontiers of Fear : Immigration and Insecurity in the United States and Europe (Cornell University Press, 2012).
La France et les Etats-Unis sont souvent présentés comme ayant deux modèles distincts en matière d’immigration et d’intégration. Pouvez-vous nous rappeler brièvement l’histoire de ces politiques de part et d’autre de l’Atlantique ?
En se penchant sur la genèse des politiques d’immigration et d’intégration en France et aux Etats-Unis, nous observons un paradoxe. Depuis la fin du XIXe siècle, les Etats-Unis ont toujours eu une politique d’immigration claire et définie. C’est une prérogative de l’Etat fédéral qui a, selon les époques, adopté une politique plutôt libérale ou plutôt restrictive, comme en témoignent le Chinese Exclusion Act de 1888 ou la mise en place de quotas dans les années 1920. En France, curieusement, même si nous sommes un pays d’immigration, il n’y a pas eu de politique d’immigration bien définie avant les années 1970, quand l’objectif a été de dire aux travailleurs que l’Etat avait fait venir après la seconde guerre mondiale qu’ils allaient pouvoir rentrer chez eux…
Mais à l’inverse, les Etats-Unis n’ont jamais eu de politique d’intégration des minorités, la politique d’immigration étant censée suffir et l’intégration se faire naturellement, avec le soutien des communautés locales, des églises, des syndicats. Aujourd’hui, le pays maintient ce laissez-faire, ayant confiance en son modèle d’intégration. Alors qu’en France, il y a toujours eu une politique d’intégration, même sans gestion parfaite des flux migratoires. Dès 1889, une loi considérée comme le premier code de la nationalité fut votée, elle faisait la distinction entre les Français de souche et les immigrés, parlait de naturalisation en prévoyant que les seconds deviennent français le plus rapidement et le plus facilement possible. Entre autres, grâce à l’école et à l’armée. Dans les deux pays, ces modèles différents d’intégration ont plutôt bien fonctionné : l’intégration y fut douloureuse et parfois violente, mais possible, en deux ou trois générations.
Par la suite, les politiques d’immigration se sont mises à se ressembler ?
Oui, aujourd’hui, les politiques d’immigration des deux pays convergent tandis que leurs politiques d’intégration continuent de diverger. Les politiques d’immigration des deux côtés de l’Atlantique se sont « sécuritarisées », empruntant au langage sécuritaire et faisant le mélange entre l’immigré, l’étranger, et le terroriste potentiel. Le discours sous-jacent –la peur du migrant vu comme un criminel en puissance- n’est pas nouveau, mais cette fois-ci il s’accompagne d’une politique active.
En France, cela commence au milieu des années 1990. Citons la loi Pasqua de 1993, qui remet en cause l’automaticité de la nationalité pour les enfants nés en France de parents immigrés. Elle est votée dans un contexte de crispation politique : le Front National élargit son électorat, la droite veut se montrer plus musclée. Sans oublier le contexte européen, les accords de Schengen signés en 1985, et la Convention de Dublin. Ils suscitent des peurs puisqu’ils signifient que l’on va supprimer les contrôles aux frontières, les Etats tentent donc de renforcer les frontières extérieures de l’Union Européenne. Aux Etats-Unis, cette vision sécuritaire date de 1996 quand l’administration Clinton vote à la fois une loi anti-terroriste (Antiterrorism and Effective Death Penalty Act, AEDPA) contenant un volet migratoire, et une loi amendant le régime migratoire (Illegal Immigration Reform and Individual Responsability Act, IIRIRA) dans une optique sécuritaire. Les deux domaines se superposent. Là aussi, le contexte est celui de la mise en œuvre de l’accord de libre échange nord-américain (ALENA) en 1994, qui libère les flux migratoires et fait craindre plus de flux illégaux. Et s’y ajoute une série d’attentats contre les intérêts américains à l’étranger, mais aussi sur leur sol, comme celui qui frappe le World Trade Center en 1993.
De part et d’autre, les gouvernements en viennent donc à privilégier un certain type de migrants : les « high skills workers » aux Etats-Unis et les travailleurs les plus qualifies selon le concept d’immigration choisie en France. En parallèle, la guerre est déclarée contre l’immigration clandestine et certaines populations particulières, les musulmans et tous ceux qui leur ressemblent (comme les Sikhs aux Etats-Unis). Et ce, alors que plupart des terroristes sont des nationaux, nés sur le territoire national ou naturalisés. La cible n’est donc pas la bonne, mais c’est encore un autre débat…
Les politiques d’intégration n’en restent pas moins très différentes ?
Disons que si les politiques d’immigration convergent, leurs effets sur l’intégration des minorités différent. Aux Etats-Unis, une forme de discrimination à l’égard des minorités, notamment hispaniques, s’est développée. L’exemple le plus évident est la législation adoptée par l’Etat de l’Arizona en 2010, et désormais « copiée » dans d’autres états (via laquelle le fait de ne pas avoir ses papiers sur soi devient un délit, ndlr). L’islamophobie augmente, en témoignent les centaines de controverses sur les constructions de Mosquées, de New York à l’Oklahoma, ou encore ces Coran brûlés par le pasteur Terry Jones en Floride en mars et avril dernier… Mais les minorités disposent aux Etats-Unis de moyens pour s’organiser et pour se défendre. On peut par exemple citer la puissante organisation La Raza fondée en 1968 qui défend les intérêts latinos et organise le vote, sans lequel il devient difficile de gagner une élection.
La France n’offre rien de comparable en terme d’organisation des immigrés et des minorités –à savoir les enfants de l’immigration. Il faut se rappeler qu’aux Etats-Unis, la mobilisation hispanique a commencé dès les années 1920-1930. Cela prend du temps ! En France, à cette époque, l’objet de discussion des immigrés –par exemple Algériens- n’était pas du tout l’organisation d’un « vote ethnique » à l’américaine, c’était la décolonisation. Il ne faut pas oublier le passé de puissance coloniale du pays. Et il ne faut non plus oublier l’héritage négatif du régime de Vichy, on voit mal la communauté juive de France militer pour un vote juif en France par exemple. Les minorités religieuses ne revendiquent pas de statut particulier, on leur en a déjà imposé un, depuis ils disent « non merci »… Nous n’avons donc pas de tradition du vote ethnique ou religieux en France.
Et quand des revendications d’intégration pourraient enfin émerger, à partir des années 90, nous voilà dans un contexte de sécuritarisation des politiques d’immigration, où le discours politique sur l’intégration devient totalement alarmiste. Il se focalise sur les nouveaux arrivants qui ne sont effectivement pas intégrés puisque ça prend au moins deux générations. En outre, les institutions qui permettaient d’intégrer ne jouent plus vraiment leur rôle : il n’y a plus d’armée, l’école est en crise. Quant aux syndicats et aux partis politiques, cette thématique ne les intéresse pas vraiment. Les minorités ne constituent pas an France un électorat suffisamment important pour inciter les partis à prendre en compte leurs préoccupations. Politiquement, nous sommes dans une période de crispation identitaire en France, où la notion de « françité » est définie de manière de plus en plus étroite, au point qu’on se demande qui est vraiment français aujourd’hui. C’est un paradoxe si l’on considère qu’un Français sur quatre est d’origine étrangère…
Dans ce contexte, on en oublie que l’intégration sur le long terme –celle des deuxième et troisième générations- fonctionne plutôt bien finalement. Ce qui pose problème, ce sont le racisme et la discrimination. Mais au final, même malgré cela, les minorités y arrivent ! Une « beurgeoisie » existe en France, il faut le reconnaître.