“Je le reconnais, je n’ai pas toujours été un saint“. Le chef Hervé Riou (Salmagundi Club, Naturally Delicious) n’a “jamais frappé personne“, mais a haussé la voix plus d’une fois contre ses employés. Un beau jour de 1992, son sous-chef lui a “ouvert les yeux“. “Il m’a dit: tout ce qu’on amène dans la cuisine – la violence, le plaisir, l’euphorie, la dépression, la détresse – a une incidence directe sur les employés et les plats. On le transmet dans les aliments.”
Aujourd’hui, le Français et son ami Eric Ripert (Le Bernardin) partent en croisade contre la violence en cuisine. Ils ont mis sur pied une charte de bonne conduite (ci-dessous) destinée à pacifier les cuisines, des environnements stressants où les gestes brutaux et paroles violentes ou abusives sont répandues. “Cette charte n’est pas la loi. Il existe déjà des textes contre les abus verbaux et physiques sur le lieu de travail, mais c’est un rappel pour le chef de ce qu’il doit faire pour inspirer et aider les jeunes à trouver leur voie“, raconte Eric Ripert.
Hervé Riou a eu l’idée de ce texte de quatre articles en lisant le “Manifeste des chefs français pour le respect et l’intégrité physique et psychique des jeunes cuisinières et cuisiniers” du chef étoilé Gérard Cagna. Dans ce texte publié en novembre 2014 et signé par cinq Meilleurs Ouvriers de France (MOF), dont le chef de l’Elysée Guillaume Gomez, il appelle ses confrères à “refuser la banalisation des petites violences ordinaires à tendance bizutage” ou considérées “comme des rites initiatiques“.
Hervé Riou, comme Eric Ripert, ont été formés dans des cuisines dures. “En apprentissage en France, on prend des coups de spatules, des coups de poing sur les épaules, des brûlures, se souvient le premier. Les cuisiniers entrent dans la profession très jeunes. Il n’y a pas d’air conditionné dans les cuisines. Ils travaillent comme des fous et picolent comme des trous. Ce système, combiné au manque d’éducation, nourrit la violence. Les chefs sont violents parce qu’ils ne connaissaient pas autre chose“.
Eric Ripert, qui compte parmi les meilleurs chefs de New York, a raconté dans son autobiographie 32 Yolks la pression psychologique qu’il a subie chez Jamin, sous Joël Robuchon. En arrivant aux Etats-Unis, il s’est rendu compte que ce genre de management était contre-productif. “J’ai été un chef abusif au niveau verbal quand je suis arrivé. Puis, je me suis réveillé. Tous les bons employés étaient partis. J’étais misérable. Je me suis rendu compte que le cerveau ne pouvait pas être en colère et heureux à la fois, dit-il. Un chef qui tremble ne fera pas un meilleur travail qu’un chef qui ne tremble pas“.
“On dit des Marines qu’ils parviennent à faire ce qu’ils font parce qu’ils ont un entrainement difficile, mais les chefs ne vont pas en guerre. Ils vont en cuisine !“, poursuit Hervé Riou.
La charte a été adoptée par les associations culinaires françaises aux Etats-Unis (Académie culinaire de France, Maitres cuisiniers de France, Société culinaire philanthropique), qui la font signer à leurs nouveaux membres. Hervé Riou ne désespère pas de convaincre le maire de New York Bill de Blasio de la diffuser dans toutes les cuisines de la ville.
Si le chef estime que les violences corporelles sont moins répandues aux Etats-Unis qu’en France, elles existent tout de même, comme l’ont rappelé les récentes prises de parole de cuisinières ou d’employées de bar sur fond de mouvement anti-harcèlement #MeToo.
Eric Ripert comme Hervé Riou sont tous les deux boudhistes, mais soulignent que leur combat n’a rien à voir avec la religion. “Cette charte est universelle et séculaire. Elle s’adresse à tout le monde. Il n’y a de religion derrière ce qui devrait être logique et basique, explique le chef du Bernardin. Les cuisines sont dures. On a le stress de servir de la bonne nourriture. Il fait chaud et humide, il y a des objets tranchants. Mais il n’y a pas d’excuse pour que notre industrie reste au Moyen-Âge“.
Lire la charte: