Lycéen à Stanislas, dans le centre de Paris, Guillaume Charvon était destiné à la classe prépa et à une carrière toute tracée. Mais, rebelle dans l’âme, il rejette l’« élitisme familial » et préfère des études de philosophie à la Sorbonne. Sa future femme, Virginie, étudiante en histoire, a un profil similaire. Jeunes mariés, à 22 ans à peine, ils partent vivre un an au Pérou, pour s’engager auprès des enfants qui vivent dans la rue. « La vision, raconte-t-il, c’était d’aller à leur rencontre les mains vides, avec une proposition d’amitié pour tout bagage. » Sur place, ils rencontrent un volontaire permanent d’ATD Quart Monde, cette ONG créée par le prêtre français Joseph Wresinski et longtemps présidée par Geneviève de Gaulle-Anthonioz, qui traque la pauvreté partout où elle se trouve, notamment juste en bas de chez soi.
Rentrés à Paris, Guillaume et Virginie Charvon poursuivent leurs études mais consacrent une journée par semaine à ATD Quart Monde. Tels Geneviève de Gaulle-Anthonioz, qui avait retrouvé dans les camps de Noisy-le-Grand la même déshumanisation que dans les camps de concentration, ils découvrent avec l’ONG les bidonvilles roms à la sortie de Paris, « aussi misérables, voire pires, que les bidonvilles du Pérou ». Leur master en poche, ils décident de rejoindre l’organisation comme volontaires permanents.
Ici, tout le monde, du président au junior, gagne le même salaire, et chaque recrue doit accepter d’être payée moins que le salaire minimum. Toutes les aides, donations et subventions obtenues par les volontaires vont dans une caisse commune, qui est ensuite redistribuée à parts égales entre les membres. Pas de poste fixe non plus : les rôles et responsabilités tournent d’une personne à l’autre, et chacun doit être prêt à se déplacer dans le monde entier au gré des besoins de l’organisation.
Pendant leurs premières années chez ATD Quart Monde, Guillaume et Virginie Charvon occupent donc des positions diverses, de la recherche sur la pauvreté, en France, au cabinet de la délégation générale, jusqu’à deux ans de « présence » à Chanteloup-les-Vignes, une cité de la banlieue parisienne plus connue comme le théâtre du film « La Haine » de Mathieu Kassovitz. Leur intégration est difficile. « Le trafic de drogue était endémique, et les habitants de la cité nous prenaient pour des flics en civil, témoigne-il. Les vitres de notre voiture étaient cassées régulièrement. » Éclatent alors les émeutes de 2005. « Toute la cité brûlait et soudain, des jeunes du quartier sont venus frapper à notre porte pour nous conseiller de bouger notre voiture car elle allait être brûlée, se souvient-il. C’était un grand moment : au bout de 18 mois, la cité nous avait enfin acceptés ! »
Six mois plus tard, et après avoir donné naissance à leur premier enfant, Adèle, Guillaume et Virginie Charvon partent au Burkina Faso pour une nouvelle mission : aller à la rencontre des enfants qui vivent dans la rue. Ils y resteront sept ans, de 2006 à 2013. « C’était une aventure extraordinaire, raconte Guillaume Charvon. La nuit, nous partions à moto rejoindre les enfants de la rue là où ils dormaient, pour leur lire des livres et échanger avec eux sur de grands thèmes comme la peur, le courage… ».
En plus de cette « bibliothèque sous les lampadaires », le couple anime la « Cour aux 100 métiers », pour faire découvrir aux enfants pauvres les métiers des artisans locaux, maçons, sculpteurs… « L’idée n’est pas tant de leur apprendre un métier, mais de leur montrer qu’ils en sont capables » souligne-t-il, racontant souvent jouer le rôle d’intermédiaire pour renouer les liens entre ces enfants, isolés dans les villes, et leurs familles, restées à la campagne.
En 2012 éclate au Burkina Faso une tentative de coup d’État. La plupart des expatriés quittent le pays, mais Guillaume et Virginie Charvon décident de rester. « Pendant trois mois, nos enfants dormaient sous les tables, Adèle chantait pour couvrir le bruit des balles », se souvient le Français. Mais au bout de sept ans, il faut partir. La prochaine étape sera « un autre extrême, l’Amérique du Nord ». À l’université UMass Boston, Guillaume et Virginie Charvon travaillent sur l’insertion professionnelle des personnes en situation de grande pauvreté. Deux ans plus tard, ils déménagent à New York où ils prennent la direction du bureau d’ATD Quart Monde. Parmi leurs responsabilités, la représentation de l’ONG à l’ONU, et des projets dans les quartiers déshérités de la ville, comme Brownsville à Brooklyn.
C’est là que Guillaume Charvon fait une rencontre qui « a transformé [sa] vie » : celle de Philippe Vigneron, un ancien de la Harvard Business School qui a fait une belle carrière entre la France et les États-Unis, et introduit en bourse son entreprise de marketing. Depuis, Philippe Vigneron a créé Cèdre, une entreprise à vocation sociale qui collecte des déchets de bureau et crée des emplois pour les personnes en situation de handicap. Il s’intéresse au recyclage des déchets électroniques des entreprises, et propose à Guillaume Charvon de travailler ensemble sur le projet, qu’il financera.
Ensemble, ils créent la start-up WALTER (Working and Learning Together Electronics Recycling), lauréate, en 2023, d’un prix lors du French American Entrepreneurship Award (FAEA). Assez vite, Guillaume Charvon saute le cap et quitte ses responsabilités chez ATD Quart Monde pour s’y consacrer entièrement. « Après plus de 20 ans avec ATD, Virginie et moi avions envie de nous réinventer, souligne-t-il. Nous décidons de nous engager de façon différente pour les jeunes en situation de précarité. » Virginie Charvon devient maîtresse dans une école pour tous petits pendant que son mari reprend le poste de CEO de WALTER.
L’entreprise, située dans le quartier déshérité de Brownsville, à Brooklyn, emploie aujourd’hui 12 personnes, en grande majorité des jeunes en situation de difficulté. Leur premier employé a ainsi vécu huit ans dans un foyer de Queens avec sa famille, et les Français l’ont rencontré quand il avait 8 ou 9 ans. « Sa famille a explosé avec le Covid, lui n’a pas fini la middle school et a commencé à vivre dans le métro, rembobine-t-il. Nous l’avons recruté chez WALTER et il a pris peu à peu du gallon, aujourd’hui il est l’assistant du chef d’atelier. Ce job lui a fait beaucoup de bien. »
WALTER, qui récupère et recycle le matériel informatique d’entreprises comme l’aéroport de JFK, le MoMA, le musée Guggenheim, la marque de cosmétiques Sol de Janeiro, le Central Park Conservancy ou Air France, a recyclé plus de 350 tonnes de matériel informatique depuis ses débuts mi-2022. Son ambition ? Atteindre l’équilibre en 2026, et faire d’une pierre deux coups : promouvoir l’économie circulaire, tout en créant des opportunités d’emplois pour les jeunes des quartiers pauvres de New York. De l’ONG a la startup à (double) impact, une vie placée sous le signe de la mission.