Les chefs d’entreprise américains comme européens avaient entamé le deuxième mandat du président Trump avec un certain optimisme. Les discours de campagne, pourtant très clairs sur les intentions de renforcer le protectionnisme, passaient pour d’habiles postures de négociation. D’autant que les hausses de droits de douane décidées au cours du premier mandat contre la Chine avaient fini par rencontrer un vaste consensus dans la classe politique comme dans l’opinion, et n’avaient d’ailleurs pas été remises en cause par le président Biden.
C’est donc peu de dire que les annonces du 2 avril ont été accueillies avec stupeur, causant un effondrement des marchés comme on n’en avait pas vu depuis la période du Covid. Les taxes douanières frappent la plupart des grandes économies sur toutes leurs exportations (20% pour l’Union européenne, entre 54% et 70% pour la Chine). Donald Trump considère que les États-Unis, pourtant l’économie la plus performante et la plus innovante au monde ont été « arnaqués » par le reste de la planète. Ce paradoxe apparent relève-t-il de la mauvaise foi ou d’une explication plus profonde ?
En fait, depuis 2016, Donald Trump s’est fait le champion des perdants de la désindustrialisation – d’autant plus qu’ils constituent sa base politique. En principe, l’enjeu est de réparer les dégâts causés par la globalisation et l’ordre mondial instauré par les accords de Bretton Woods. Il est en effet avéré que les 30 dernières années ont connu une réduction des inégalités entre pays au prix d’une augmentation des inégalités à l’intérieur des pays. Le dumping social et toutes sortes d’externalités ont appauvri les classes ouvrières puis les classes moyennes, avec à la clé, pertes d’emploi et explosion des coûts de la protection sociale : Maurice Allais ne disait pas autre chose, et déjà conseillait la mise en place de taxes douanières dissuasives entre grands blocs relativement homogènes et au contraire le libre-échange à l’intérieur d’un bloc donné (comme l’Europe).
Malheureusement, l’explication rationnelle s’arrête là. La motivation de Donald Trump ne semble pas découler d’un désir sincère de cadre concurrentiel international plus juste. Les droits de douane annoncés ne sont en rien « réciproques », ne compensent en rien une injustice quelconque causée par les partenaires commerciaux des États-Unis. Ils reposent sur une appréciation arbitraire du déficit commercial entre pays. Il faut être très clair : la relation commerciale entre les États-Unis et l’Union européenne est aujourd’hui à l’équilibre. L’Union européenne n’accuse qu’un léger surplus de l’ordre de 3% de l’ensemble des échanges commerciaux en biens et services.
Or nous sommes dans une économie dominée largement par les services, et donc dans une configuration très différente de celle qui prévalait aux XIXᵉ siècle ou jusqu’au milieu du XXᵉ siècle. Aux États-Unis, les services représentent 80% du PIB et c’est l’insolente santé de ce secteur qui fait aujourd’hui la force de son économie. En fait, les États-Unis concentrent l’essentiel de la performance économique mondiale : c’est le « winner takes all ». On le voit très concrètement dans la composition des indices mondiaux, investis à près de 70% dans les actions américaines. Les États-Unis s’appuient sur une forte innovation technologique, mais aussi sur l’avantage du dollar (première monnaie de réserve), souvent qualifié d’exorbitant, et sur de multiples pratiques « extraterritoriales » – véritables diktats sur les entreprises étrangères, parfois en parfaite contradiction avec le droit local.
Dans tous les cas, une balance commerciale négative n’est pas un signe de faiblesse économique : les États-Unis se concentrent sur leurs secteurs d’excellence et délèguent les productions à plus faible valeur ajoutée au reste du monde. Il est pour le moins étrange de reprocher aux autres pays une décision prise en connaissance de cause par les États-Unis pour leur propre avantage. Autrement dit, la première puissance économique mondiale veut le beurre et l’argent du beurre.
L’arbitraire est aussi clairement dominant dans le mode de calcul des nouvelles taxes, indexés directement sur le déficit commercial en biens de consommation (hors services, donc). Mais, par magnanimité sans doute, on divise les montants par deux. Ainsi pour l’Union européenne, comme le déficit se monte à 236 milliards de dollars en 2024, par rapport à un total d’importations de 606 milliards, la taxe est fixée à 19,5%, chiffre arrondi à 20%.
La Chine a eu moins de chance parce que, à ce calcul s’ajoutent toutes les taxes décidées précédemment. Comme le ratio déficit / importations a beaucoup fluctué dans le passé et est monté jusqu’à 45% pour l’Union européenne, on est en droit de craindre de nouveaux ajustements à la hausse dans le futur. L’administration américaine aura d’autant moins de réticences à taxer l’Europe que les importations européennes concernent surtout des produits de luxe qui impactent peu le panier de la ménagère américaine-type, et donc l’inflation.
Quel impact peut-on prévoir et quelle doit être la réponse européenne ? Il est tout d’abord triste de constater que certaines entreprises pourraient se retrouver très rapidement en faillite si leur chiffre d’affaires dépend trop de leurs exportations aux États-Unis, même si l’administration américaine prévoit des exceptions sectorielles, notamment dans la santé et l’industrie pharmaceutique.
Plus généralement, la croissance globale et la croissance américaine pourraient être durement impactées : on est passé en tout juste deux mois d’une prévision de près de 3% de croissance pour les États-Unis à un scénario très probable de spirale de récession, d’autant qu’au niveau des taxes s’ajoute une immense incertitude qui laisse les entreprises et les investisseurs désemparés. La tech est particulièrement touchée parce qu’elle importe beaucoup, notamment de l’Asie. La Réserve fédérale et le FMI sont déjà en alerte quasi maximale.
Plus grave encore, en cas de découplage complet des économies américaines et chinoises et de constitution de blocs d’échanges autonomes, la perte de PIB mondial pourrait aller de 5% (estimation du FMI) à 12% (estimation de l’OMC). Les précédents historiques ont aussi de quoi nous effrayer, même si l’environnement économique était fort différent : le Tariff Act de 1930 aux États-Unis avait ainsi instauré une hausse des droits de douane d’environ 20% pour tous les pays, et conduit à une escalade de mesures de rétorsion, à une intensification de la Grande Dépression et à une chute du commerce mondial de 65%.
Enfin, pour les pays en voie de développement, déjà victimes du changement climatique, cet épisode pourrait conduire à une replongée de centaines de millions de personnes dans l’extrême pauvreté, tout comme durant la période de Covid. À moyen terme, les conséquences pourraient aussi inclure instabilité politique et conflits armés.
Pour l’Europe l’équation n’est pas facile : quelle voie est la moins périlleuse pour son économie déjà bien atone ? Faire le dos rond et négocier ou répliquer et tenter le rapport de force ? Les entreprises européennes seront tentées de contourner les droits de douane : non plus en délocalisant au Mexique comme l’avaient fait les entreprises chinoises puisque les taxes s’appliquent désormais partout, mais en jouant sur les disparités règlementaires.
La régulation est aussi une carte à jouer pour les gouvernements européens, mais pour amadouer les États-Unis, il faudrait essentiellement déréguler, enlever les nombreux obstacles aux exportations américaines, et donc se résoudre le plus souvent à un nivellement par le bas. L’autre arme pour l’Europe est le levier fiscal et l’augmentation des aides aux entreprises, mais dans le contexte budgétaire qui est le nôtre, avec la nécessité du réarmement, il n’existe d’autre variable d’ajustement que la protection sociale et on voit mal comment les opinions publiques s’en accommoderaient.
On peut toutefois se montrer optimiste sur les chances d’une guerre commerciale courte, surtout si les Américains prennent conscience de l’effet boomerang de leur agenda protectionniste, notamment sous la pression de l’extrême fébrilité des marchés. L’objectif des taxes douanières est la réindustrialisation : or relocaliser une usine aux États-Unis est un projet de plusieurs années. On voit mal comment les entreprises pourraient prendre des décisions de long terme dans un tel climat d’incertitude. Et donc le risque pour le président Trump, c’est de devoir se confronter aux dommages de sa politique sans aucun des avantages espérés. La situation ne sera pas tenable.
Dans tous les cas, il faut espérer que cette nouvelle épreuve agira comme un coup de semonce pour l’Europe et comme une motivation de plus pour mettre en action le plan Draghi au plus vite !
Yann Coatanlem, qui vit à New York, est économiste, co-fondateur de GlassView et président du Club Praxis. Il est le co-auteur du Capitalisme contre les inégalités (PUF), Prix Turgot 2023.
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