Les divisions profondes des États-Unis peuvent-elles amener le pays à l’implosion ? La perspective d’une guerre civile américaine était, il y a peu encore, réservée au domaine de la fiction – tel le film « Guerre Civile », sorti début 2024. Aussi choquant que cela puisse paraître, elle est désormais devenue objet d’étude et de prospective des politologues et autres géo-stratèges… Romuald Sciora, directeur de l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, sort ce 15 janvier L’Amérique éclatée, Plongée au cœur d’une nation en déliquescence (Armand Colin). Il nous livre en exclusivité des extraits de cet ouvrage. Il y réfute les arguments du journaliste canadien Stephen Marche qui s’est fait connaître en annonçant une nouvelle guerre civile américaine. Mais livre des alternatives pas beaucoup plus rassurantes… Extraits.
Dans son ouvrage, Stephen Marche constate avec justesse la profonde division des États-Unis sur des lignes idéologiques, politiques et culturelles. Ces divisions se manifestent non seulement dans les résultats électoraux, mais aussi dans la vie quotidienne des Américains, où des communautés entières sont polarisées. Les différences entre les zones urbaines et rurales, les côtes et l’intérieur du pays, ainsi que les différentes approches de la politique, de la religion et de la culture, ont créé un climat où la coopération et la compréhension mutuelle deviennent de plus en plus rares. L’augmentation alarmante du nombre d’armes en circulation et la montée des groupes paramilitaires et milices constituent une autre préoccupation majeure pour l’auteur. Ces groupes, souvent motivés par des idéologies extrémistes, sont bien armés et prêts à agir. Cette militarisation de segments de la population civile, combinée à une rhétorique incendiaire, accroît le risque de conflits violents – toutes choses très justes sur lesquelles nous reviendrons. Marche conclut son exposé sur un constat lucide de la crise que traversent les institutions démocratiques américaines, autrefois considérées comme solides et durables. À partir de là, et c’est ici que nos points de vue divergent, il suggère qu’une guerre civile pourrait être imminente. Non pas des émeutes, non pas de possibles violences intercommunautaires, ni même des combats interterritoriaux au sein de la même région, mais une guerre civile à grande échelle.
Afin de soutenir son argument, il développe plusieurs scénarios catastrophes, parmi lesquels celui-ci qu’il considère comme l’un des plus probables : des États ou des groupes d’États, mécontents de la direction politique nationale, décident de se séparer de l’Union. Cela pourrait être précipité par des différences irréconciliables sur des questions clés telles que les droits des armes à feu, l’avortement ou la politique environnementale. Des États comme la Californie ou le Texas, dotés d’économies robustes et d’une forte identité régionale, pourraient mener cette charge. La sécession entraînerait une réaction violente du gouvernement fédéral, qui tenterait de maintenir l’unité du pays, conduisant à des batailles armées entre les forces fédérales et les milices régionales, certaines pouvant former une armée unifiée.
Ce genre de théories, partagées entre autres par des intellectuels tels que Barbara F. Walter, politologue à l’Université de Californie à San Diego, Peter Turchin, scientifique de l’évolution culturelle à l’Université du Connecticut, Timothy Snyder, historien à Yale, Michael Lind, professeur de politique publique à l’Université du Texas, ou encore Andrew Yang, ancien candidat démocrate à la présidence en 2020 et fondateur de l’ONG Humanity Forward, s’apparente au script du film « Civil War », qui a fait exploser le box-office américain au printemps 2024.
Réalisé par Alex Garland, ce film hyperréaliste nous plonge dans un futur proche où les tensions sociopolitiques aux États- Unis culminent en une véritable guerre civile. Il dépeint un pays fragmenté en plusieurs factions armées, notamment les Western Forces dirigées par le Texas et la Californie, chacune utilisant des armes sophistiquées et des technologies de guerre modernes. Les milices paramilitaires et les forces rebelles emploient des drones armés, des cyberattaques et des armes automatiques, transformant les villes en zones de guerre lors de scènes hallucinantes. Parmi les moments clés du film, la prise de la capitale américaine et de la Maison-Blanche par les troupes unifiées du Texas et de la Californie marque un tournant dramatique. La scène de l’exécution du président symbolise l’effondrement total de l’autorité fédérale. Ayant assisté à une projection dans un cinéma au cœur de Washington D.C., où certaines des scènes de combat sont censées se dérouler, je peux affirmer que ce film, par la qualité de sa réalisation, secoue. Je me souviens d’une spectatrice quittant la salle en pleurs et de plusieurs spectateurs restés scotchés à leurs fauteuils bien après que les lumières ont été rallumées. Le scénario d’Alex Garland, célèbre pour ses films de science-fiction comme « Ex Machina » (2014) et « Annihilation » (2017), n’en demeure pas moins irréaliste, tout comme me semblent improbables les thèses de Stephen Marche.
En effet, au-delà du fait qu’une union entre deux États aussi opposés que le Texas et la Californie, tant sur le plan social que sociétal, semble pure fantaisie, il est difficile d’imaginer comment ils pourraient organiser et mobiliser une armée professionnelle et bien équipée dans un futur proche, dans une Amérique semblable à celle que nous connaissons aujourd’hui. Même en supposant que certains militaires de l’armée des États-Unis choisissent de rejoindre leurs gouvernements locaux, auxquels potentiellement une partie de leurs gardes nationales serait restée fidèle, l’armée fédérale resterait supérieure en nombre de soldats et bénéficierait d’un équipement sans commune mesure, sans compter ses forces stationnées à l’étranger.
L’armée américaine est aujourd’hui composée exclusivement d’officiers et de troupes professionnels dévoués au gouvernement fédéral auquel ils ont prêté serment. Nous ne sommes plus à l’époque où le général Lee, opposé à la sécession, avait néanmoins refusé de prendre le commandement des armées de l’Union pour rejoindre, le cœur meurtri, la confédération sudiste, uniquement parce que son État natal, la Virginie, s’y était associé. Cette même logique s’applique aux théories de Marche. Il est douteux que Washington décide d’une agression militaire contre une fédération d’États sécessionnistes, pour deux raisons principales : d’abord, les leçons de la guerre civile des années 1860 ne sont pas oubliées, que ce soit en ce qui concerne les pertes humaines ou les effets dévastateurs sur l’économie ; ensuite, une grande partie des militaires fédéraux refuserait de participer à une guerre offensive contre d’anciens compatriotes qu’ils considéreraient toujours comme plus ou moins Américains.
Si l’on se fonde sur la définition exacte de guerre civile – ce que devraient faire les politiciens qui, comme Emmanuel Macron après la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024, en a brandi un peu vite la menace –, on constate que celle-ci fait référence à un conflit armé à grande échelle qui se déroule au sein d’un même pays entre différents groupes de sa population unifiés au sein de forces combattantes. Des exemples de guerres civiles notables incluent donc la guerre civile américaine (1861-1865), mais aussi la guerre civile espagnole (1936-1939), et plus récemment les guerres en ex-Yougoslavie (1991-2001) et la guerre civile syrienne (depuis 2011). Toutes ces choses, comme je viens de le démontrer, semblent improbables dans un avenir proche aux États-Unis. Même si la rupture de l’État fédéral annoncée par Kagan devait avoir lieu, nous n’en arriverions pas aux extrémités des scénarios apocalyptiques d’Alex Garland et de Stephen Marche.
Si une guerre d’une grande intensité, où s’affronteraient plusieurs armées, devait avoir lieu sur le territoire nord-américain, il faudrait que plusieurs États indépendants aient eu le temps de se constituer et de se solidifier au cours des années, voire des décennies. Nous ne serions alors plus dans le cadre d’une guerre civile, mais plutôt dans celui d’une guerre interétatique classique.
Si l’on veut vraiment rester dans des situations impliquant des violences de masse qui déstabiliseraient l’État fédéral, on pourrait imaginer quatre hypothèses un peu plus réalistes.
On pourrait envisager un cas de figure où une élection présidentielle est contestée, avec des résultats serrés et des allégations de fraude généralisée. Les partisans des deux camps descendent dans la rue, alimentant des manifestations massives et des contre-manifestations. Les tensions s’intensifient lorsque des groupes armés, déjà présents dans de nombreux États, prennent position et commencent à s’engager dans des affrontements violents avec les forces de l’ordre et les manifestants adverses. Certains États pourraient commencer à refuser de reconnaître les résultats nationaux, proclamant leur propre autorité ou menaçant de se séparer de l’Union. Cette fragmentation politique pourrait rapidement dégénérer en une série de conflits régionaux – mais non en une guerre civile au sens strict.
Un autre scénario pourrait impliquer une escalade des violences de nature raciale. Des incidents de violence policière contre des minorités pourraient déclencher une vague de protestations à travers le pays. Ces protestations se heurteraient à des groupes suprémacistes blancs armés, entraînant des confrontations violentes dans les rues. Les tensions raciales, exacerbées par des décennies d’injustices et d’inégalités, pourraient atteindre un point critique. Des villes entières pourraient se retrouver en état de siège, avec des quartiers barricadés et des échanges de tirs entre groupes armés. Le gouvernement fédéral pourrait être incapable de restaurer l’ordre rapidement, laissant place pendant un temps à une fragmentation fondée sur des lignes raciales.
Une crise économique majeure pourrait également déclencher des violences de masse. Un effondrement financier provoquerait une récession sévère, augmentant les tensions entre les classes sociales et les régions. Les mouvements populistes et extrémistes mobiliseraient leurs partisans contre les élites économiques et politiques, avec des grèves massives, des émeutes et des pillages devenant courants. Les forces de sécurité seraient dépassées et les États riches pourraient refuser de partager leurs ressources avec les régions plus pauvres, menaçant l’unité nationale.
Enfin, une catastrophe naturelle ou une pandémie dévastatrice pourrait exacerber les tensions existantes. Une réponse fédérale inadéquate ou inéquitable à une telle crise pourrait déclencher des émeutes et des soulèvements. Les ressources limitées seraient disputées entre les régions, exacerbant la méfiance et la peur, et conduisant à une désintégration sociale avec des conflits locaux ouverts.
Même si ces scénarios sont possibles et que les États-Unis pourraient connaître dans les prochaines années, de diverses façons, d’importantes violences intercommunautaires ou opposant des groupes politisés, je reste convaincu qu’une guerre civile à grande échelle est hautement improbable. En revanche, et ainsi que le pensent plusieurs analystes et chercheurs qui examinent les tendances actuelles et les dynamiques futures, il est tout à fait plausible que le pays tel que nous le connaissons n’existe plus sous sa forme actuelle d’ici une cinquantaine d’années, voire bien avant.
L’Amérique pourrait-elle alors ressembler à celle imaginée par Douglas Kennedy dans son roman dystopique Et c’est ainsi que nous vivrons, publié en 2022 ? Le livre explore la partition des États-Unis en deux entités : d’un côté, la République unie, une démocratie prospère, progressiste et technologiquement avancée située sur les côtes est et ouest ; de l’autre, la Confédération unie, une théocratie autoritaire et conservatrice au centre de l’ancien territoire états-unien, où les droits individuels sont restreints et les valeurs religieuses dominent tous les aspects de la vie. Je ne sais pas, mais ce dont je suis certain, c’est que si les États-Unis devaient évoluer vers une forme politique différente de celle d’aujourd’hui, cela se résoudrait probablement par des moyens politiques. Cela pourrait impliquer un retour à une confédération plus ou moins similaire à celle d’avant 1787, avec cette fois-ci un noyau dur d’États fédérés et d’autres jouissant d’une large autonomie, ou bien la formation de blocs indépendants. Bien que quelques violences soient sans doute inévitables lors de cette période de transition, cela ressemblerait davantage à la dissolution de la Tchécoslovaquie en 1992 qu’à la tragédie yougoslave, voire au pire à celle de l’URSS, qui a eu lieu en 1991, et s’est déroulée de manière relativement pacifique malgré quelques incidents violents et des tensions significatives.
Comment la polarisation politique croissante, les conflits idéologiques, l’augmentation des inégalités économiques, mais aussi les bouleversements démographiques et les crises environnementales comme le changement climatique pourraient profondément transformer la structure sociale et économique des États-Unis et mener à une décentralisation accrue ou à des réorganisations politiques significatives comme celles que je viens d’évoquer – incluant un éventuel départ de l’Union d’États comme la Californie, cinquième ou sixième économie mondiale en matière de produit intérieur brut (PIB), surpassant des pays comme le Royaume-Uni et l’Inde –, c’est ce que nous allons tenter de comprendre dans le prochain chapitre.
Cela, après avoir pris quelques instants afin de mieux cerner, dans son quotidien et à travers ses composantes, ce peuple américain fracturé, où chacun se replie sur soi-même ou sur sa communauté, qu’elle soit ethnique, religieuse, de diversité sexuelle ou de genre. Un peuple où coexistent, ainsi que je l’ai écrit au début de cet ouvrage, des millions d’individualités sourdes les unes aux autres, des solitudes comme égarées dans les ruines d’un Capitole autrefois florissant et condamnées pour beaucoup, tels des personnages houellebecquiens, à vouer, lorsqu’elles en ont encore les moyens, leur existence à la consommation et aux quelques plaisirs superficiels qu’elles peuvent en retirer.
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À propos de l’auteur : Romuald Sciora, essayiste franco-américain installé à New York, dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS où il est chercheur associé. Son dernier livre L’Amérique éclatée, Plongée au cœur d’une nation en déliquescence sort le 15 janvier chez Armand Colin. Disponible ici.