“Comme beaucoup de Français à Charleston, je ne vais pas aller voter“. On sent de la déception et de la colère dans la voix de Patrice Rombaut. Propriétaire avec son épouse Céline du restaurant français Breizh Pan Crêpes, il ne peut pas se “taper” entre quatre et cinq heures de route pour se rendre à Greenville ou Atlanta, où se trouvent les bureaux de vote les plus proches, car il travaille le week-end.
Inscrit sur la liste électorale consulaire d’Atlanta, il aurait pu donner procuration à un ami inscrit sur la même liste que lui, comme le prévoit la loi, mais il ne connaît personne ni à Greenville ni Atlanta. “J’ai deux-trois personnes en qui j’ai confiance mais elles ne sont pas inscrites sur la liste. Donner son vote à quelqu’un que je ne connais pas plus que ça, je ne le ferai pas!“. Le restaurateur a aussi demandé l’installation d’une urne à Charleston, mais on lui a opposé des raisons financières, dit-il.
Le cas de Patrice Rombaut illustre les difficultés auxquelles font face les Français qui habitent loin d’un bureau de vote. Pour eux, mettre un bulletin dans une urne est bien plus qu’un simple geste citoyen, c’est un parcours du combattant qui s’accompagne de plusieurs heures de route ou d’avion et de frais (billets, location de voiture, hôtel…).
L’impossibilité de voter par correspondance à la présidentielle et l’annulation du vote en ligne pour la législative, décidé par le gouvernement en mars pour des raisons de sécurité, n’arrangent pas leurs affaires.
Benjamin Parruzot habite à Richland, au sud-est de l’État de Washington. Cet Etat appartient à la circonscription consulaire de San Francisco, une vaste juridiction de huit États ainsi que la partie Nord de la Californie et du Nevada, soit plus de sept fois la superficie de la France. Expatrié depuis juin 2014, ce chercheur dans le domaine de la chimie et de l’environnement, vit sa première présidentielle française à l’étranger.
Pour se rendre au bureau de vote le plus proche, à Bellevue, le jeune homme de 28 ans empruntera les airs. « J’ai environ 3h30 de route en voiture mais je n’ai pas envie de conduire. Il y a un col de montagne à passer entre chez moi et Seattle. Parfois, ils sont obligés de le fermer à cause des risques d’avalanche. Alors qu’en avion, j’en ai pour 45 minutes. »
Samedi 22 avril, Benjamin Parruzot a prévu de se lever aux aurores. « Je vais mettre mon réveil à 3h30. Mon avion décolle à 5h30 et j’ai 30 minutes de trajet jusqu’à l’aéroport » dans la banlieue Est de la ville.
Une semaine plus tard, rebelote. « Pour le second tour, je pars le vendredi soir, j’ai peur qu’il y ait un problème d’avion qui m’empêche de voter », explique le Français qui veut donner sa voix coûte que coûte, plutôt que d’opter pour la procuration. Deux aller-retour à 150 $ en l’espace d’une semaine, plus une chambre d’hôtel à 180 $ dans le centre de Seattle la veille du second tour, c’est le prix à payer pour Benjamin Parruzot.
Le méditerranéen d’origine « en manque de poisson et de fruits de mer » profitera d’être à Seattle pour déjeuner dans « un bon restaurant », avant de prendre le vol retour de 5pm.
A Bloomington, dans l’Indiana, Cécile Berne, 40 ans, et Sébastien Zappa, 41 ans, sont soulagés. Ils viennent d’apprendre qu’en raison d’une réorganisation des districts électoraux ils pourront voter à Cincinnati le 22 avril et non plus à Chicago. « Notre bureau de vote n’est plus qu’à 2h30 de route de chez nous. C’est la porte à côté », rient-ils, précisant qu’ils devaient jusqu’à présent faire 5 heures de voiture pour se rendre aux urnes. « On va pouvoir faire l’aller-retour dans la journée. Plus besoin de prendre un hôtel, comme à Chicago », ajoute Cécile Berne. Pour chacun des deux tours, ces chercheurs en biologie prévoient tout de même de louer une voiture car la leur n’est pas adaptée aux longs trajets.
Cette situation est due au fait que Sébastien Zappa, inscrit sur les listes électorales américaines, ne peut faire de procuration qu’à un électeur votant dans le même bureau que lui. Or, il ne connaît personne qui aurait pu lui rendre ce service. Cécile Berne, elle, était en mesure de faire une procuration en France mais elle a choisi de voter avec son compagnon. Jamais il ne leur est venu à l’esprit de s’abstenir.
“Pas d’excuses pour ne pas voter”
L’administration ne laisse pas ces Français “isolés” sans recours. Des tournées consulaires sont organisées dans les différents circonscriptions pour recueillir les procurations. Les consuls honoraires, présents en dehors du chef-lieu de la circonscription, sont également habilités à recevoir des demandes de procuration. Ces Français peuvent aussi se rapprocher, quand c’est possible, des comités de soutien de leur candidat dans la circonscription s’ils recherchent un mandataire.
Vianney, un Français d’Homer en Alaska qui souhaite rester anonyme, fait partie de ceux qui a pu établir une procuration, mais il a donné de sa personne. Le 20 février dernier, – « jour du Presidents Day, tout un symbole ! » -, il décide de faire le voyage jusqu’à Anchorage, le poste consulaire le plus proche. Accompagné de son épouse, il met plus de cinq heures à rejoindre Anchorage, au volant de sa Subaru Forester quatre roues motrices.
Pour que le trajet « en vaille la peine », il est resté trois jours sur place. « Nous en avons profité pour aller à Costco, chez l’ophtalmo et faire du ski à Alyeska », confie l’expatrié pour lequel il est « plus qu’important d’aller voter. Quand je vois le taux d’abstention annoncé, c’est de la folie ! Surtout avec le bazar que met Trump ! » Même « s’il faut rouler à 30 miles par heure », le Français estime qu’il n’y a pas d’excuses valables pour ne pas donner sa voix. « Voter c’est plus qu’un droit, c’est un devoir. Nos ancêtres sont morts pour le droit de vote ! »
Par Klervi Drouglazet (San Francisco), Charlotte Oberti et Alexis Buisson (New York)