Aux Etats-Unis, les commentateurs peuvent être tentés de comparer les Gilets jaunes à d’autres mouvements spontanés, comme le Tea Party ou Occupy Wall Street. Nés sous Barack Obama, ces deux phénomènes étaient respectivement des réactions à l’ampleur du déficit fédéral et au creusement des inégalités au sein de la société américaine. Ces comparaisons sont-elles justifiées ? Un mouvement similaire aux Gilets jaunes pourrait-il émerger aux Etats-Unis ? Réponse de Julien Talpin, chargé de recherche au CNRS rattaché à l’université de Lille et spécialiste de l’engagement politique au sein des classes populaires en France et aux Etats-Unis.
French Morning: La comparaison entre les Gilets jaunes et le Tea Party ou Occupy Wall Street vous parait-elle justifiée ?
Julien Talpin: Il y a des éléments comparables entre le Tea Party et les Gilets jaunes, comme la mobilisation autour d’enjeux fiscaux et la nature horizontale du mouvement, avec une utilisation importante d’internet. On note aussi une forme de défiance à l’égard des corps intermédiaires et des élites. Après, il y a beaucoup de différences. À commencer par la sociologie du mouvement. Si le Tea Party avait une dimension populaire, on y trouvait aussi beaucoup d’individus issus des classes moyennes supérieures.
Deuxième élément de distinction: l’articulation avec les institutions religieuses. Elle était très forte dans le cas du Tea Party, avec l’Eglise évangélique notamment. Du fait de la tradition laïque française et l’absence historique de l’Eglise dans les mobilisations en France, ce lien n’existe pas chez les Gilets jaunes. On a même le sentiment d’un rejet encore plus fort de toute intermédiation chez ces derniers. L’équivalent de l’Eglise évangélique en France aurait pu être les syndicats. Or, on voit une défiance très forte envers eux.
Enfin, le Tea Party était fortement conservateur. Chez les Gilets jaunes, cette dimension n’est pas évidente. Les demandes qui émergent montrent plutôt un ancrage à gauche, autour de la réduction des inégalités et le renforcement des services publics. Dans les deux cas, on critique la taxation, mais en France, c’est pour une demande de meilleurs services publics. Qualifier les Gilets jaunes de mouvement anti-fiscal serait faux. Le mouvement vise plutôt à une meilleure justice fiscale.
Quant à Occupy Wall Street, le lien est encore moins évident qu’avec le Tea Party car les “Occupy” étaient plutôt issus des classes intellectuelles supérieures de gauche. Mais dans les deux cas, il y a une aspiration démocratique horizontale très forte, un refus de tout chef.
C’est intéressant de voir que certains conservateurs américains comme Charlie Kirk utilisent les Gilets jaunes pour défendre leurs idées alors que le mouvement n’est pas, comme vous le disiez, anti-socialiste ou anti-fiscal…
C’est peut-être parce que le mouvement des Gilets jaunes a été présenté au départ comme quelque chose d’anti-fiscal. La gauche française était elle-même assez méfiante. Au fur-et-à-mesure, cela a changé. Eric Brunet, journaliste libéral de RMC Info, était au début très pro-Gilets jaunes. Mais il s’en est éloigné car il s’est aperçu que cela ne correspondait pas à ses idées.
Le succès de candidats ouvertement socialistes aux élections américaines montre le refus croissant des inégalités sociales aux US. Est-ce que les Gilets jaunes pourraient s’exporter aux Etats-Unis ?
J’ai lu une interview récente de Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, qui parlait d’une transformation de l’algorithme pour mettre en avant les groupes Facebook. Il justifiait cela par une volonté de reconnection avec la vie publique, notamment dans les espaces ruraux et périurbains. Cela a joué un rôle dans la mobilisation des Gilets jaunes, qui a vu le jour d’abord dans des groupes Facebook. Ces facteurs techniques pourraient contribuer à ce qu’un mouvement similaire voit le jour aux Etats-Unis.
Il y a aussi une dimension structurelle comparable: un profond sentiment d’injustice chez les classes populaires en France et aux Etats-Unis et plus largement dans le reste du monde. Celui-ci s’incarne de différentes manières selon les pays (Podemos en Espagne, 5 étoiles en Italie…).
Malgré tout, les contextes sont très différents. Il y aussi un rapport différent à la mobilisation collective. En France, les Gilets jaunes ne sont pas issus des fractions les plus dépolitisées des classes populaires. Ce sont des Français qui votent, notamment pour le Front National, ou qui s’abstiennent. Mais ils ne sont pas dépolitisés. A ce titre, il est intéressant de noter que les banlieues, où la défiance envers l’action collective est plus forte, sont absentes du mouvement.
L’acculturation par la protestation collective héritée du mouvement ouvrier et qui existe encore chez une partie des classes populaires françaises fait que ce genre de manifestation est possible en France. Aux Etats-Unis, l’histoire du mouvement ouvrier est différente. Le sentiment d’injustice ne se manifeste pas par une action collective, mais plutôt dans les urnes, comme l’ont montré les succès électoraux pour la gauche du parti démocrate aux élections de mi-mandat.
Que peuvent apprendre les Gilets jaunes de mouvements comme Occupy Wall Street ou le Tea Party pour faire porter leur message ?
Ces deux mouvements montrent qu’une forme d’organisation plus forte est nécessaire pour peser politiquement. La spontanéité et l’absence d’organisation ne sont pas viables à moyen terme. Cela a été l’une des limites attribuées à Occupy Wall Street et Nuit Debout, dont les revendications sont restées en bonne partie lettre morte. Les Gilets jaunes le réalisent progressivement et commence à s’organiser : il y a des porte-paroles, des assemblées générales et populaires… Cependant, on peut dire que le Tea Party et Occupy ont eu un impact électoral malgré l’absence de structures. Le succès de Bernie Sanders en 2016 fait écho à Occupy. Et la dilution du Tea Party après son rattachement au Parti républicain n’a pas empêché Donald Trump d’être élu président.