Comment peut-on être français?
Dans le restaurant The Park, à Chelsea, où nous arrivons ensemble à vélo, Gérard Mosse et moi-même cherchons la table idéale pour déjeuner: à l’extérieur pour échapper à la climatisation, mais pas au soleil s’il vous plaît. Le thon, on l’avait demandé rosé et il arrive trop cuit. On appelle la serveuse. On le renvoie.
Deux Français.
Français, Gérard Mosse? Un Français qui vient de loin, et qui est parti loin. Il est né à Casablanca d’un père pied-noir de première génération qui a dû quitter le Maroc en 1960 et rentrer en France, où il a ouvert un bistrot dans un quartier ouvrier de Marseille. Gérard Mosse garde de son enfance maroccaine, baignant dans l’opulence, le souvenir idyllique des goûters dans le salon arabe de sa grand-mère maternelle, la célèbre chanteuse Zohra El Fassiya. Mais sa mère a divorcé, elle est partie pour Paris, puis pour Los Angeles, et son père a peu à peu cessé d’emmener le petit garçon chez cette grand-mère adorée. En France, l’enfance mythique s’est éloignée encore plus. Passionné par le dessin, il couvrait de croquis les marges de ses cahiers. Il avait quatorze ans quand son père, qui voulait qu’il prenne sa suite au bistrot, lui a supprimé crayons, papiers, pinceaux: “Que je ne te voie plus dessiner!” La relation avec ce père despotique et violent s’est rapidement détériorée. À seize ans il est parti aux États-Unis vivre chez sa mère, coiffeuse à Beverly Hill, et a poursuivi ses études dans une public high school.
Il a découvert une adolescence normale. Il s’est mis à jouer de la guitare, à conduire une voiture. Il s’est senti libre. À dix-huit ans, après un intermède en France où il était parti faire son service militaire en devançant l’appel pour se rapprocher d’une Suédoise, il a entrepris des études commerciales à L.A., selon le voeu de son père, qu’il a laissé tomber. Il a trouvé un travail comme “Agent trainee” à la William Morris Agency, puis à 20th-Century Fox comme assistant de Cy Bartlett.
À vingt-trois ans, il est soudain sorti de son sommeil émotionnel et créatif: il s’est remis à dessiner, il a pris des cours de peinture. Un professeur lui a mis un sac d’argile entre les mains: il a eu le coup de foudre. Il est devenu céramiste et a ouvert son propre studio, se spécialisant dans des pièces monumentales. Mais la céramique représentait un compromis avec son désir d’être artiste qui lui permettait de vivre, et peu à peu le désir du dessin, de la peinture, est revenu le tanner.
Il avait trente-cinq ans quand il a repris des études d’art à la Graduate School de Claremont en tant que sculpteur. Il a fallu l’intervention du directeur du département, qui a demandé aux étudiants un projet final où ils créeraient l’oeuvre d’un artiste fictif dans un autre medium, pour que Gérard Mosse comprenne enfin qu’il était peintre. Il ne voulait plus vivre à Los Angeles. Il ne s’identifiait pas avec cette ville et s’y sentait en exil. Se séparant de sa femme française, en 1987 il est parti s’installer à New York, où il est devenu colocataire d’un loft dans Soho. Il a divisé sa vie entre Los Angeles où vivait sa fille pendant l’année scolaire et où il avait gardé l’atelier de céramique qui assurait sa survie matérielle, et New York où il passait le reste du temps, à peindre et à réfléchir.
Au début, il a peint des images extraites de ses rêves et des autoportraits influencés par des écrits de Levinas et de Lyotard. Le passage à l’abstraction est arrivé de façon très organique. Il a décrit ce qui se passait dans le visage: les marques se sont libérées du besoin de représentation. Puis il s’est embarqué dans un voyage à la recherche de la lumière, liée aux moments d’”illumination” spirituelle qui avaient accompagné son réveil à la peinture. Ce qui l’intéressait dans la peinture, c’était le processus de création où s’effaçaient les limites entre soi et le monde, où le temps s’arrêtait, où une seconde devenait l’éternité. Il désirait rendre par la peinture cette expérience hors du langage.
À New York il a rencontré des galeristes, des critiques, des collectionneurs, des artistes, dont le peintre américain James Biederman, grâce auquel a lieu sa première exposition individuelle dans la galerie Berland/Hall à Soho en 1992.
Mais la peinture ne lui permettait pas de vivre. Il avait une fille de quatorze ans, et pas assez d’argent. Grand amateur de cuisine, il est devenu chef dans des soirées privées pour gagner sa vie. Ce travail lui prenait trop de temps: il ne pouvait plus peindre. Il s’est rappelé qu’il était maître-céramiste et il a créé une compagnie à New York, Palissy Design, spécialisée dans les larges prototypes. Quand une compagnie de Los Angeles a racheté la sienne quelques années après, il a pu revenir à la peinture à plein temps.
Pendant ces années où il avait à peine le temps de peindre, il avait continué l’aquarelle, grâce à laquelle il avait découvert la luminosité des blancs, qu’il a pu ensuite transférer sur la peinture à l’huile. En 95-96, il a peint une série de toiles avec des pigments purs et s’est aperçu que la peinture ainsi saturée créait de la lumière au lieu de la représenter.
L’exposition actuelle à la galerie Elga Wimmer à Chelsea est le résultat de ce long cheminement, dont une étape importante a été une autre exposition individuelle en 2005 à la galerie Kathryn Markel, qui lui a valu un article dans Art in America. Gérard Mosse poursuit patiemment son chemin vers la lumière–patiemment, car chacune de ses peintures, petites ou grandes, où se superposent les couleurs, où rien n’est laissé au hasard pour créer la lumière, représente des mois ou des années de travail. Alors qu’il peignait la plus importante des toiles présentes dans l’exposition, la mémoire de sa grand-mère maroccaine l’a envahi. D’où le titre: “My grandma knew this holy man.”
Stepping into Light
Elga Wimmer Gallery
526 West 26th Street, #310
t: 212-206-0006
Jusqu’au 12 juin.
0 Responses
Que d’émotion à l’évocation de l’enfance marocaine…
Un rappel du père qui a l’air de manquer..et peut etre par dessus tout cette recherche de la lumière qui peut sembler une quête de la vie….