Difficile d’imaginer meilleur compliment pour un diplomate : « avec toutes les connexions qu’il a créées, Gaëtan a profondément influencé le paysage culturel new-yorkais… ». L’éloge est adressé à Gaëtan Bruel, le conseiller culturel français à New York qui, après quatre ans, quitte les États-Unis cette semaine pour devenir le directeur de cabinet adjoint du nouveau ministre de l’Éducation Gabriel Attal. Mais plus encore que le contenu du compliment, son auteur a de quoi impressionner. Glenn Lowry, qui nous dit tout le bien qu’il pense du jeune diplomate français, est sans doute le plus puissant des power breakers de la culture aux États-Unis, Directeur du MoMa (Museum of Modern Arts) depuis près de 30 ans. Que cette éminence des Arts new-yorkais ait pris le temps de nous répondre au téléphone pour dire tout le bien qu’il pense de cet « individu remarquable » a valeur d’adoubement.
Arrivé au très jeune âge de 30 ans à la tête des services culturels de l’ambassade de France aux États-Unis, après un parcours déjà riche en cabinets ministériels, Gaëtan Bruel en repart auréolé d’une réputation qui va bien au-delà du directeur du MoMA, au point que le New York Times a même décidé de lui consacrer un portrait élogieux.
Quelques jours avant son départ, il a pu assister à l’inauguration de l’Atelier de la Villa Albertine par la ministre des Affaires étrangères Catherine Colonna, au dernier étage de la Payne Whitney Mansion, joyaux de l’âge d’or new-yorkais qui héberge les services culturels français depuis plus de 75 ans. Cet « amoureux des monuments historiques » (il a été administrateur du Panthéon et de l’Arc de Triomphe), raconte avec enthousiasme la rénovation de cette pièce, vouée notamment à recevoir des événements « intimes » de la Villa, où se mêlent le moderne et l’ancien.
Sous le plafond original en bois aux motifs inspirés du Moyen-âge, remis à neuf par la restauratrice Cinzia Pasquali -connue entre autre pour son travail au Louvre ou à Versailles-, le jeune décorateur franco-mexicain Hugo Toro a créé un décor, table comprise, qui reflète le meilleur du design et des métiers d’arts français. Le tout financé par de l’argent privé, celui de la Florence Gould Fondation, fondation américaine, mécène de bien des projets culturels franco-américains à New York, qui a déboursé un million de dollars pour cet écrin avec vue sur Central Park, qui vient achever un programme de rénovation de tout le bâtiment qui aura duré cinq ans.
« Cet effort pour faire entrer la création française dans cet écrin historique, c’est vraiment le sens de notre action ici, raconte Gaëtan Bruel. C’est un geste politique -la France est fière d’être dans les plus belles ambassades à travers le monde, mais c’est surtout une manière de montrer la vivacité de la création française, de son design et de ses métiers d’arts, et de les inscrire dans l’histoire ».
Mais ces travaux, qui avaient été lancés avant qu’il n’arrive, ne sont pas ce qui l’a fait connaître sur la scène culturelle new-yorkaise. Il le doit plutôt à une idée qu’il a nommée Villa Albertine. Une idée sortie de la crise de la Covid : « six mois après mon arrivée ici, tout s’est arrêté avec la pandémie. J’en ai profité pour organiser un grand séminaire avec les équipes, trois mois de réflexion, sur le principe de la devise du Capitaine Nemo, Mobilis in mobile (‘comment changer dans un monde qui change’) ».
Les services culturels sont ainsi devenus la Villa Albertine. Un peu question de marketing (« avant on s’appelait la MCUFEU, pour Mission Culturelle et Universitaire Française aux États-Unis, quel tue-l’amour!, il nous fallait une marque »). Mais affaire de stratégie surtout. « Le besoin d’une Villa, sur le modèle de la Villa Médicis (il en existe quatre dans le monde) était évident aux États-Unis, sauf qu’il fallait l’adapter à la géographie américaine, mais aussi à l’époque ». L’objectif reste donc d’accueillir des artistes en résidence, mais de le faire en réseau, avec des dizaines d’institutions américaines. « Avec ces résidences, on fait d’une pierre deux coups : on soutient les artistes français et, en même temps, on montre aux Américains les nouveaux visages de la création française. Car c’est l’autre mission de la diplomatie culturelle: transformer le regard, parfois passéiste, que portent les Américains sur la France pour leur montrer que nous sommes un pays plus divers et plus créatif que ce qu’ils imaginent souvent ».
Et très vite, l’idée plaît aux acteurs culturels américains. « Avec la Villa Albertine, il a vraiment inventé les résidences du XXIe siècle, en prenant en compte les complexités du monde d’aujourd’hui, et en adoptant l’offre aux besoins de chaque artiste », s’enthousiasme Glenn Lowry, tellement convaincu qu’il a accepté de devenir le président du jury de sélection des résidents.
Pourtant, le risque était grand d’accoucher d’une usine à gaz, d’un projet grandiose à la sauce « arrogance française ». « C’est son talent, résume Alain Bernard, ancien président du conseil d’administration de la fondation Albertine : il est en même temps un grand stratège et un fin tacticien. Il a des idées ambitieuses, brillantes, mais il a aussi la capacité à les mettre en œuvre ». Lancée à l’automne 2021, la Villa Albertine a déjà accueilli 180 résidents, en collaboration avec une quarantaine d’organisations culturelles américaines à travers tout le pays. « Pour aller plus vite, et ne pas créer une énième organisation, nous avons fait de la Villa un projet de transformation des services culturels, explique-t-il. Cela a permis de le faire à bien moindre coût et surtout de profiter de la puissance du réseau et des 95 personnes qui travaillent pour les services à travers les États-Unis ».
La Villa Albertine (qui, au-delà des résidences d’artistes de 3 mois, offre également des bourses pour aider d’autres artistes à se produire aux États-Unis, ainsi que des programmes d’accélération professionnelle) se veut, dit son créateur, « une plateforme de la francophilie aux États-Unis, avec un rôle très clair : contrer les algorithmes, redonner leur chance aux talents émergents ». Car aussi décentralisé et sur-mesure que soit ce modèle, c’est bien de « diplomatie culturelle » qu’il s’agit. « Oui, il y a une prise de distance des États-Unis vis-à-vis de la France et de l’Europe, c’est indéniable,(…) mais la diplomatie culturelle est dans le temps long : ce qu’on fait aujourd’hui portera ses fruits dans des années ». La question est, dit-il : comment fait-on pour que les Glenn Lowry de demain et après-demain soient tout aussi francophiles ? La solution, « c’est de trouver comment intéresser de nouveau les Américains au moment où ils s’intéressent moins à nous ».
Ceux qui l’ont côtoyé semblent tous d’accord sur la méthode trouvée par Gaëtan Bruel pour construire cet avenir francophile : parler, à tout le monde, et beaucoup. Son goût du verbe est un trait relevé par tous. « C’est sûr qu’il aime parler… beaucoup, s’amuse Alain Bernard, mais on aime l’écouter ! » Il réussit à allier ce goût de la parole avec un talent incontesté pour la mise en relation, les connexions. Fondateur du centre d’art The Invisible Dog, à Brooklyn, Lucien Zayan souligne son talent pour « mélanger les gens ». « Dans ses réceptions, je n’ai jamais rencontré autant de gens d’horizons différents, il a ce talent et ce goût ».
Un goût qui l’amène bien loin, parfois, des habitués des cocktails d’ambassade. Comme Nasrin Rejali. Cette réfugiée iranienne, mère célibataire, avait commencé un petit commerce de traiteur de cuisine perse pour nourrir sa famille. Grand amateur de cuisine (« il sait bien manger et où manger bien », résume Glenn Lowry), Gaëtan Bruel en entend parler. « Un jour, j’ai reçu un message, raconte-t-elle dans son anglais encore hésitant. Il me disait qu’il adorait la cuisine perse et qu’il cherchait quelqu’un pour un événement. Depuis, il n’a cessé de me soutenir, m’a présentée à plein de gens, de clients. Il m’a fait faire une réception de l’ambassadeur, il m’a fait raconter mon histoire… » Et lorsqu’un jour un propriétaire de restaurant a proposé à Nasrin Rejali de l’aider à ouvrir son propre établissement, « Gaëtan a été le premier à qui j’en ai parlé, il m’a encouragée, m’a dit « tu peux le faire ». En juin, Nasrin’s Kitchen a ouvert Midtown. Mais cette semaine, le restaurant fermera un soir : celui de la soirée de départ du désormais ex-conseiller culturel. « Je n’allais pas laisser quelqu’un d’autre faire la cuisine ! ».