Pourquoi certains chefs arrivent-ils à se hisser tout en haut de leur art, décrocher des étoiles, ravir les critiques? Pour Gabriel Kreuther, la réponse n’est pas difficile à trouver: un questionnement perpétuel, de lui-même et des autres.
Cela a commencé dans la ferme familiale, en Alsace, où il a grandi au milieu des poules, des lapins, des porcs et de “200 pieds de tomates” . Les premières cibles de sa curiosité ne sont autres que sa mère – “une excellente cuisinière qui cuisinait pour les baptêmes, les mariages” – et son oncle, qui opérait un hôtel où le futur chef met la main à la pâte. “Je posais beaucoup, beaucoup de questions sur tout et n’importe quoi. Pourquoi-ci, pourquoi-ça? J’en posais tellement qu’on me disait parfois: bon ça suffit! J’essayais toujours de comprendre le pourquoi du comment. “
La curiosité l’accompagne lors de son premier voyage aux Etats-Unis, comme Meilleur apprenti de France, à la fin des années 80. Il rejoint la cuisine du Caprice, le restaurant du chef Edmond Folzenlogel à Washington DC. “J’avais 18 ans, et j’étais à côté d’un grand chef. Nous étions six en cuisine. Pendant 18 mois, vous pouviez poser plein de questions et avoir beaucoup de réponses” . Le bonheur.
Depuis juin, Gabriel Kreuther est à la tête de son propre restaurant, Gabriel Kreuther Restaurant, et son questionnement du moment porte plutôt sur la manière de développer un restaurant de luxe dans une ville où l’on rechigne de plus en plus à payer des additions à plusieurs milliers de dollars. Et où l’on dit que la restauration haut-de-gamme est en difficulté.
Sensible à cette réalité, le chef a voulu offrir aux New-Yorkais un “restaurant confortable mais pas trop guindé” . “Quand j’allais au restaurant en Alsace, il fallait y aller en costume-cravate. Pourquoi s’habiller de la sorte pour aller manger? Les habitudes évoluent. Dans mon restaurant, les clients peuvent venir en jeans, retirer leur veste s’ils veulent. Nous avons assisté à des excès, mais aujourd’hui il y a un retour de balancier pour atteindre un juste-milieu.“
Vie post-Modern
Ce n’est pas la première aventure solo de Gabriel Kreuther, passé par le légendaire restaurant La Caravelle (prisé des Kennedy) et Jean-Georges: il avait ouvert l’Atelier au Ritz-Carlton en 2002, avant d’être recruté par Danny Meyer pour s’occuper du Modern, le restaurant du MoMA. Là, il passera dix ans de sa vie en gardant dans un coin de sa tête l’envie de lancer sa propre affaire. Il rend son tablier en 2014, non sans avoir été adoubé par la James Beard Foundation “Meilleur chef de New York” et décroché l’étoile Michelin.
L’Alsace est omniprésente chez Gabriel Kreuther. Au menu, on trouve notamment de la tarte flambée, de la saucisse au foin, du boudin fait maison et de la choucroute. Dans le décor aussi. Des cigognes au mur aux poutres autour de la salle à manger (censées rappeler les maisons à colombages), Gabriel Kreuther a voulu créer un restaurant qui évoque son enfance comme “gamin de la ferme” . Les prix ne sont pas les mêmes que dans la campagne alsacienne, mais ne sont pas exorbitants pour un établissement haut-de-gamme (le prix fixe quatre plats est à 115 dollars). Une chocolaterie gérée par Marc Aumont, le chef-pâtissier du Modern qui a rejoint Gabriel Kreuther dans sa nouvelle aventure, doit ouvrir en septembre dans un espace voisin.
Le restaurant emploie une “centaine” de personnes. “J’ai construit ce restaurant sur mes racines. Il raconte l’histoire de qui je suis, d’où je viens” . Et pour le moment, les critiques aiment. Le New York Times lui a donné trois étoiles, et le Michelin une. Le plus beau signe de sa réussite? Alors que sa mère répondait hier à ses questions, c’est elle qui lui en pose aujourd’hui. “Elle m’appelle pour me demander ‘comment tu fais ça?’… ” Les questions, toujours les questions.