La stratégie de la French Tech est-elle vouée à l’échec ? “Oui” répondait sans détour Jon Evans, éditorialiste chez TechCrunch, dans une tribune salée, au retour d’un voyage de presse en France.
Ses observations : personne en France, à une ou deux exceptions près, n’a envie de “disrupter” le marché. Surtout, le gouvernement et les acteurs de cet écosystème, en cherchant avant tout à pousser les start-ups à s’allier avec les grands groupes, se trompent de stratégie, considérant ces jeunes pousses comme des sortes de sous-traitants R&D ou des fournisseurs du CAC40, qui se feront absorber ou neutraliser si elles deviennent trop grosses.
Une stratégie technologique « vouée à l’échec », selon Jon Evans, qui empêcherait l’émergence de licornes comme Amazon ou Facebook, et conduirait surtout à protéger les acteurs en place. “Pouvez-vous imaginer Airbnb dans ses premiers mois se réjouir d’une joint-venture avec Marriott Hotel, ou un jeune Uber rechercher désespérément un partenariat avec YellowCab ?”, écrit Jon Evans (qui notait que son voyage avait été payé par le gouvernement français et qu’il ne serait sans doute pas invité de si tôt!).
Le thème de La French Touch Conference 2016, “David versus Goliath” , tombait en plein dans cette problématique, et le débat n’a pas manqué de venir sur la table. « Le fait qu’une publication comme TechCrunch débatte du modèle français, c’est déjà quelque chose. Il y a dix ans, cela ne serait jamais arrivé », reconnaissait avec malice la Secrétaire d’Etat au Numérique Axelle Lemaire. Elle intervenait sur la scène de La French Touch Conference, organisée le 21 et 22 juin dans les locaux new-yorkais d’un grand groupe français, Axa.
“Tout ce débat part d’une mauvaise compréhension profonde du modèle d’innovation promu par le gouvernement”, a répondu Axelle Lemaire. “C’est une vue de l’esprit d’opposer les start-ups aux grands groupes. La réalité, c’est que ces start-ups ont besoin de ces grands groupes, pour les ‘exit’ mais aussi pour accéder à leurs marchés.” Elle ajoute : « devons-nous aider nos multinationales à innover ? La réponse est oui. Mais nous devons aussi aider les start-ups à accéder à ces multinationales, tout en gardant leur indépendance pour qu’elles deviennent des Goliath ».
Bruno Guttieres, responsable du ‘bizlab’ d’Airbus, qui héberge 15 start-ups dans son incubateur, assure que son objectif n’est pas de sous-traiter l’innovation ou d’empêcher une start-up d’émerger. “Si demain, on découvre une pépite qui peut disrupter notre activité, on va l’encourager. On ne s’intéresse pas aux start-ups pour noyer toute forme de concurrence. Au contraire, on a besoin d’être proche de cette innovation pour rester dans la course”, explique-il.
Mais la critique de Jon Evans masquait toutefois une réalité : aux Etats-Unis, les grands groupes se nomment Google, Amazon ou Facebook. En France, ils s’appellent Renault, Accor ou Carrefour – des entreprises qui se sont construites bien avant l’ère digitale, et trustent le CAC40 depuis plusieurs décennies. “Cela dit, il y a une hypocrisie à dire que se faire racheter par Google, c’est cool, mais que quand il s’agit d’un grand compte français, c’est ‘courage, fuyons’”, pointe Gaël Duval, l’organisateur de La French Touch Conference.
Liam Boogart, un Américain qui a créé à Paris Rude Baguette, un site sur les start-ups, estime de son côté que la critique de TechCrunch reflète la tension qui peut parfois exister entre d’un côté Axelle Lemaire, dont le rôle est d’encourager les start-ups et de faire émerger des licornes…. et de l’autre côté son ministère de tutelle (Bercy) et l’Elysée, qui veulent avant tout créer de l’emploi, et aider les multinationales françaises à garder et développer leurs marchés. “Mais à la fin, les entrepreneurs font ce qu’ils veulent. S’ils n’ont pas envie de travailler avec les grands groupes, ils disent non et c’est tout. Le gouvernement n’y peut pas grand chose”, remarque Liam Boogart.
Dans tous les cas, si la relation entre les start-ups et les grands groupes en France s’améliore, de gros progrès restent à faire. “Aujourd’hui, il y a beaucoup de déclaratif, on s’auto-congratule d’aider les start-ups, mais en fait, les grosses entreprises ne font pas grand chose. Alors qu’il y a un domaine où leur expertise pourrait être utile aux start-ups : l’international”, estime Gaël Duval.
L’autre vrai problème des start-ups françaises, sur lequel la plupart des entrepreneurs s’entendaient lors de la conférence, c’est leur sempiternelle difficulté à se faire racheter. « C’est toujours difficile, et les sommes ne sont pas assez élevées… Si on veut faire des sorties importantes, il faut aller aux US. En France, on est toujours dans l’idée qu’une petite boîte ne pourra pas s’intégrer dans une grosse, que c’est compliqué…», regrette Rémi Aubert, co-fondateur de AB Tasty.
« Finalement, dans ce débat, on préfèrerait qu’il y ait plein de petites entreprises qui soient rachetées par des grands comptes français. Plutôt que de se retrouver dans la situation actuelle, où les Goliaths français ne rachètent pratiquement pas, et surtout sous-valorisent les start-ups », conclut Gaël Duval.