La stratégie vaccinale de l’État français est décriée pour sa léthargie (11,63% de la population a reçu une première dose au 28 mars). Et elle apparaît d’autant plus lente que le rythme des vaccinations s’est accéléré aux Etats-Unis depuis son démarrage le 14 décembre 2020 (près de 28,95 % de la population a reçu la première dose au 29 mars). Un décalage dans “cette course contre la montre” qu’analyse la Française Sarah Rozenblum, spécialiste de la santé publique américaine, consultante pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et chercheuse pour l’université du Michigan. “Même s’il est difficile de comparer un État fédéral qui a la taille d’un continent et un État jacobin”, prévient-elle.
La France tributaire des directives européennes
Selon la chercheuse, l’ampleur de la campagne de vaccination américaine résulte de l’opération “Warp Speed”, financée par l’administration Trump à hauteur de 14 milliards de dollars. Ce partenariat public-privé a été mis en place par le gouvernement fédéral afin de faciliter le développement des vaccins contre la Covid-19 et leur acheminement. Ainsi, les recherches de Moderna ont été en partie financées par ces fonds, quand l’entreprise Pfizer-BioNTech – qui n’a pas touché ces aides directement – a bénéficié de la commande du gouvernement fédéral de 100 millions de doses. “L’État fédéral impulse une stratégie d’ensemble pour donner de grandes orientations, mais il appartient aux États de distribuer le vaccin avec des ressources limitées, en ouvrant des centres de vaccinations, en s’appuyant sur des structures préexistantes ou en faisant appel aux médecins de famille.” Un défi logistique qui entraîne toutefois des “disparités” selon les territoires, analyse-t-elle. Ainsi, des États comme le Nouveau Mexique ont vacciné 23 % de leur population (deux doses administrées) alors que d’autres comme le Tennessee ont pris du retard (13 %).
La stratégie française est, de son côté, impulsée par les directives européennes, ce “qui a retardé la campagne de vaccination”. En effet, la France est tributaire de la délivrance des autorisations de vaccins -plus tardives qu’aux États-Unis- et des stocks de doses distribuées par l’UE (proportionnellement à la population de chaque pays et en tenant compte des données épidémiologiques). “La France ne peut désormais rattraper son retard que sous réserve de recevoir des dons de vaccins”, estime Sarah Rozenblum.
En outre, elle met en exergue la décision des autorités françaises de solliciter l’aide de cabinets de conseil privés (Accenture, Citwell, JLL et McKinsey) dans la stratégie de vaccination contre la Covid-19. Un recours qui a suscité de nombreuses critiques, le premier secrétaire du Parti socialiste français Olivier Faure déplorant notamment “une disqualification des agents de l’État” et “un manque de préparation”. “C’est une décision étonnante car le pays dispose d’un arsenal de sécurité sanitaire avec les agences publiques de santé et d’une expertise, mais ce n’est pas la première fois”, déplore la chercheuse. C’est d’ailleurs un problème global et commun aux deux pays : “les acteurs de santé publique ont été marginalisés”, juge Sarah Rozenblum, regrettant une “politisation de la crise sanitaire” et “une méfiance envers les experts en santé publique.”
L’apathie de la vaccination en France s’explique également par le choix des publics prioritaires. “A l’inverse des Etats-Unis, l’exécutif français n’a pas priorisé le personnel soignant, mais les pensionnaires des Ehpad âgés de 75 ans et plus. Un choix qui a pu surprendre car le personnel soignant est très exposé.” A cela s’ajoutait une phase de recueil du consentement préalable des personnes âgées à vacciner et un délai de rétractation : autant de procédures qui ont drastiquement ralenti la campagne.
Une nouvelle impulsion sous Biden aux États-Unis
Pour autant, elle ne stigmatise pas le système français au détriment de l’américain, qui présente des lacunes. “Sous Donald Trump, il n’y avait pas d’harmonisation de la stratégie vaccinale et les États ont commencé à vacciner avec des ressources limitées”, appuie Sarah Rozenblum, qui fait état de doses gaspillées. “Des limites que l’administration Biden a identifiées.” Ainsi, dans le plan de relance de 1.900 milliards de dollars adopté par le Congrès, 400 milliards de dollars sont réservés à la distribution des vaccins et la recherche sur les variants. “Une bonne chose : la gestion de la crise va être reprise en main.”
Reste à convaincre l’opinion publique. Aux États-Unis, la réticence existe, mais se délite. “50 % des Américains étaient hostiles aux vaccins contre la Covid l’été dernier, ils ne sont plus que 25 % maintenant.” Sarah Rozenblum précise que cette hésitation concerne davantage les femmes et les minorités ethniques. “Mais ils ont été rassurés grâce à une campagne de vaccination médiatisée, l’arrivée et l’injection des premiers vaccinés étant filmées (Joe Biden s’est notamment fait injecter le vaccin en public)“, égrène-t-elle. “Certains États ont été très volontaristes, comme le Massachusetts qui a lancé une campagne de communication destinée aux Afro-américains, plus réticents au vaccin (seuls 41 % d’entre eux se disaient prêts à se faire vacciner, début décembre, selon le Pew Research Center), une hésitation liée au racisme qu’ils rencontrent dans le système de santé.”
A contrario, en France, “l’hésitation est exacerbée à tort par les médias au travers d’enquêtes d’opinion alors que la majorité silencieuse n’est pas vraiment hostile au vaccin.” Outre les médias, il y a les réponses du gouvernement pour contrer le scepticisme. “L’administration Biden propose, par exemple, d’ouvrir des centres de vaccination dans les écoles, églises, bibliothèques afin de toucher les minorités”, précise la chercheuse qui estime que le succès de ce plan dépendra de la volonté des États, et notamment républicains. A partir de ces données mouvantes, elle suppose que la campagne vaccinale sera achevée pour 70 % des Américains en fin d’année -quand Joe Biden est plus optimiste, parlant d’une “immunité collective” dès cet été. La chercheuse de l’université du Michigan reste donc prudente sur une hypothétique réouverture des frontières qu’elle juge prématurée. “Tout dépendra de la rapidité de la vaccination, car il y a une crainte des nouveaux variants.” Selon la Française, 2021 devrait donc ressembler à 2020.
Les lacunes d’un système de santé décentralisé aux États-Unis
Le jeu des différences ne se réduit pas à la stratégie vaccinale, comme l’ont observé nombre d’expatriés. Des décalages émergent concernant les mesures mises en place par les gouvernements face à la pandémie. “Malgré des bavures en France, des mesures socio-économiques volontaristes ont été prises à destination des entreprises et des publics fragiles”, reconnaît Sarah Rozenblum, qui oppose le faible impact des “stimulus checks” envoyés aux foyers américains les plus modestes.
Mais, ce qu’elle fustige davantage dans la réponse américaine à la pandémie n’est pas nouveau : c’est le système de santé décentralisé. “Les règles divergeaient d’un État à l’autre sur le port du masque, ce qui a contribué à la circulation du virus, et notamment au Dakota du Sud, qui (fut) l’épicentre du coronavirus.” En outre, elle rappelle que “les finances des États ont été affectées à cause de la politique d’austérité, depuis 2008, ce qui a dépossédé les départements de santé publique de leurs moyens et ressources”, évoquant un “système claudiquant et inefficace”.
Elle met notamment en exergue l’assurance maladie qui reste liée au statut professionnel aux États-Unis, alors que le chômage a drastiquement augmenté, + 6,7 % en décembre 2020, où 498.000 emplois ont été perdus dans le secteur des loisirs, de la restauration et de l’hôtellerie. Ainsi, “entre mars et avril 2020, 15 millions d’Américains ont perdu leur assurance maladie. Or, le problème reste entier : “l’administration Biden ne remet pas en cause ce modèle.”