Si Edward Arentz détenait la clef du marché américain du cinéma, il ne fait aucun doute qu’il l’utiliserait. Il dirige Music Box, une société de distribution spécialisée – comme son nom ne l’indique pas – dans les films en langue étrangère. Basée à Chicago, la compagnie a déjà distribué une quinzaine de films en français, parmi lesquels Ne le dis à personne de Guillaume Canet, Mesrine, Potiche, Gainsbourg vie héroïque ou encore les deux opus d’OSS 117 réalisés par Michel Hazanavicius, avec un certain… Jean Dujardin.
Mais à chaque fois, à en croire Edward Arentz, il fait un « énorme pari ». « Le succès d’un film étranger n’est pas une science exacte : il n’y a pas de recette magique qui marche à tous les coups ! »
De manière générale, faire de l’argent avec un film étranger aux Etats-Unis n’est pas facile. Ces quatre dernières années, le top cinq des films internationaux diffusés dans les salles obscures a rapporté en cumulé moins de 40 millions de dollars. Les films français sont relativement bien diffusés par rapport aux autres films étrangers – avec une cinquantaine de films tous les ans, il est en tête des cinémas non-américains les plus distribués – mais ils connaissent des années plus ou moins fastes. En 2010 par exemple, les entrées de films made in France ont accusé une chute de 45% (13 millions d’entrées en 2010 contre 23 millions en 2009, selon Unifrance), faute de « blockbusters ». Les Etats-Unis sont le premier marché du cinéma français à l’export.
Bourgeoisie, bonne bouffe et cigarettes
L’implantation aux Etats-Unis est rendue difficile par une série de facteurs. Parmi elles, l’augmentation ces dix dernières années des frais de sortie des films. Cela explique qu’en 2009, les films français sont sortis en moyenne sur 20 copies, soit environ huit villes, aux Etats-Unis. « Ils sont difficilement accessibles au public », notait une responsable d’Unifrance, l’organisme chargé de la promotion du cinéma français à l’étranger, dans une interview au Figaro. Autre obstacle : l’absence de doublage des films étrangers. Les films français qui sortent dans les salles américaines sont donc… tournés en langue anglaise (Colombiana, Sans identité, Les Trois Mousquetaires…) ou sous-titrés. “Le grand public américain n’a pas l’habitude d’aller voir des films sous-titrés, qui représentent souvent pour lui un effort. Ce qui restreint le public des films étrangers” , souligne Edward Arentz. “L’audience des films sous-titrés est en général un peu plus âgée que la moyenne, relativement aisée et cultivée”.
Ces conditions déterminent quel « type » de films français est distribué. “ Nous prenons en compte la fascination qu’exerce la culture française sur ce public en privilégiant des œuvres qui auscultent la grande bourgeoisie parisienne, qui mettent en scène le savoir-vivre et l’élégance à la française, la centralité de la cuisine ou même la cigarette aujourd’hui bannie du cinéma américain … Après avoir vu Gainsbourg, vie héroïque, j’avais presque envie de courir à la pharmacie m’acheter un patch à la nicotine !”
Pour qu’un film français perce, il faut s’assurer que le contexte et les références culturels demeurent accessibles au public américain: “De manière générale, nous évitons les films trop misérabilistes qui abordent des problèmes de société spécifiquement français. Parfois, nous évitons même des films qui traitent de sujets qui touchent tout autant la société américaine, comme les émeutes dans les banlieues, ajoute Arentz. Je déteste dire ça, mais le public américain n’aime pas beaucoup avoir à se confronter aux problèmes d’un autre pays quand il se fait déjà du souci à propos du sien. Cela dit, lorsque les distributeurs ont un vrai coup de coeur, comme pour Un prophète d’Audiard ou Intouchables, par exemple, on peut facilement faire exception à la règle”.
NeoClassics Films, un distributeur indépendant basé à Los Angeles et Vancouver, explique qu’il fonctionne de la même manière, même si les critères de sélection semblent assez subjectifs. “Prenez OSS 117, un film qui avait cartonné en France mais qui a beaucoup moins bien marché ici. Certes, il empruntait beaucoup aux films d’espionnage, ce qui aurait pu plaire au public outre-Atlantique mais il était aussi truffé de références culturelles des années 70 en France. Les Américains sont passés à côté, estime son vice-président, Frédéric Demey, responsable des acquisitions aux Etats-Unis. En tant que distributeurs, nous remarquons aussi que certains genres cinématographiques marchent mieux que d’autres : les drames et les comédies de mœurs, en huis-clos, comme Le Dîner de cons plaisent beaucoup. Par contre, les comédies populaires trop franchouillardes sont difficiles à exporter”.
The Artist, film “américain”
Mais au delà du contenu, la stratégie de communication autour d’un film et son distributeur sont les enjeux majeurs de sa réussite : “Il ne faut pas se leurrer : malgré ses qualités artistiques évidentes, le succès d’un film comme The Artist doit beaucoup à la campagne orchestrée par son distributeur, la Weinstein Company, grand spécialiste de la course aux Oscars”, estime François Truffart, président du très populaire Festival du cinéma français ColCoa (City of Lights/City of Angeles) à Hollywood, où les distributeurs américains viennent repérer tous les ans les dernière perles du cinéma français. “ Pour l’instant, The Artist est plus un succès de la critique et des professionnels que du public. Le succès du Box office risque lui de devenir déterminant aux Oscars”.
Selon Truffart, Harvey Weinstein a “énormément dialogué avec la critique américaine qui est un relais majeur, montré le film dans tous les festivals possibles et imaginables, a bénéficié de l’effet Golden Globes…”. Mais le point le plus intéressant à ses yeux, “c’est qu’il a fait croire à tout le monde que le film était américain ! S’il l’avait présenté comme français, cela aurait même pu réduire ses chances !”
« Toute la force d’un cinéma, ajoute François Truffart, c’est d’être capable de surprendre et surtout de prendre des risques (ndlr: grâce à son système de production avantageux), ce que ne font plus les producteurs américains. Les professionnels savent très bien que personne n’aurait osé faire The Artist aux Etats-Unis. »