Après une année du Rat désastreuse, la communauté asiatique de la Bay Area entame l’année du Buffle à la Une des journaux : de nombreux cambriolages ont visé les commerces des Chinatowns de San Francisco et d’Oakland et les agressions physiques se multiplient, y-compris celle qui à San Francisco a vu un homme d’origine thaïlandaise âgé de 84 ans succomber à ses blessures après avoir été violemment jeté à terre.
Souvent pointée du doigt par Donald Trump comme étant à l’origine du “China virus”, la communauté chinoise, et par extension asiatique, doit faire face à ces accusations, qui ont comme un air de déjà-vu aux Etats-Unis. Et c’est justement le bon moment pour revisiter cette histoire sino-américaine, estime Sylvie Walters, créatrice de l’agence de visites guidées en français, L’Esprit San Francisco. “En 1882, le Chinese Exclusion Act est signé par le Président américain Chester Arthur afin d’interdire toute immigration chinoise aux Etats-Unis“, rappelle-t-elle. “Les travailleurs chinois sont pointés du doigt, car ils acceptent des salaires bas, créant une concurrence déloyale aux yeux des autres émigrés. Cependant c’est oublier que les Chinois se sont battus pour obtenir des meilleurs salaires en menant des grèves sur les chantiers de la construction du chemin de fer. Malgré cela, ils n’ont jamais pu obtenir le même salaire que les autres travailleurs…” Exclus de nombreux emplois, privés de naturalisation, interdits de fréquenter les hôpitaux et écoles publiques, les habitants de Chinatown sont contraints de se replier sur eux-mêmes. En 1900, on les tient responsables de la peste bubonique qui sévit à San Francisco. En 1906, le quartier est pratiquement rasé par le tremblement de terre et le feu qui en résulte.
A la lumière de cette chronologie de mises au pilori et de difficultés, et en cette période de Nouvel An chinois, il est donc particulièrement intéressant de se replonger dans l’héritage et l’histoire de Chinatown. Rien de tel pour cela que de flâner dans les rues, d’habitude si animées, mais aujourd’hui désertées par les touristes. Notre guide, Sylvie Walters rappelle que “Chinatown a été peu touchée par les cas de COVID, alors que la population y est aussi dense qu’à New York, avec 15 000 personnes vivant sur une vingtaine de blocks, et qu’elle compte beaucoup de personnes âgées“. La population s’est en effet très vite pliée aux règles essentielles d’hygiène liées à la pandémie, en particulier le port du masque, et le lavage régulier des mains. Dès le matin, sur l’esplanade attenante à St Mary’s Square, on peut voir un petit groupe pratiquant le tai chi : “C’est un art martial qui est basé sur l’observation de la nature, des animaux, du mouvement des nuages…“, explique Sylvie Walters. “Les mouvements rappellent le dragon qui sort de l’eau, le singe que l’on chasse de son épaule, et requièrent un équilibre stable et une bonne mémoire.”
Un peu plus loin sur la place se dresse une statue de Sun Yat Sen, le fondateur de la République de Chine en 1912, considéré comme le père de la Chine moderne. Au début des années 1900, alors qu’il est en exil après un coup d’Etat manqué, il passe quelques temps caché à San Francisco, au 36 Spofford Alley, et va parfois jouer aux cartes sur St Mary’s Square.
Suite au Chinese Exclusion Act, de nombreuses activités illicites se développent dans Chinatown: prostitution, casinos, fumeries d’opium…La communauté chinoise a également compris que le tourisme peut être une activité lucrative : lors de la reconstruction du quartier après le tremblement de terre de 1906, les façades de briques se trouvent habillées de moulures et autres chinoiseries qui transportent le chaland vers des contrées lointaines.
En flânant sur les rues adjacentes à Grant Avenue, la principale artère touristique de Chinatown, on peut admirer de nombreuses fresques qui rappellent les légendes et l’histoire de Chinatown : sur l’une, on croise Bruce Lee, qui est né en 1940 à Chinatown ; plus loin, un trio composé d’un moine, d’un singe et d’un cochon qui fait référence au roman de Wu Chen En “La pérégrination vers l’Ouest” : “Ce roman du XVIe siècle raconte l’histoire vraie du moine bouddhiste Xuan Zang parti en Inde en 629 pour trouver des textes sacrés. De mauvais esprits veulent lui voler ses textes, mais le roi des singes et le cochon voluptueux les en empêchent“, relate Sylvie Walters. “De retour en Chine, le moine fait traduire les textes et popularise la religion bouddhiste. On notera ici que le cochon a pris les traits d’un rappeur célèbre, et qu’il a été rebaptisé Notorious P.I.G !”
Notre balade se poursuit vers le temple Tin How, situé au dernier étage du 125 Waverly Place. Plus vieux temple taoïste de Chinatown, il est dédié à la déesse de la mer Mazu, que les Cantonais appellent Tin How. “Le temple, érigé en 1852, a brûlé en 1906, mais heureusement, l’autel et les boiseries venues de Chine ont pu être sauvées. On y vient surtout pour faire une divination: on pense à une question, puis on secoue un pot rempli de baguettes numérotées. L’un d’entre elles va se détacher du lot : son numéro correspond à une enveloppe dans laquelle on trouvera la réponse à sa question.” S’il est interdit de faire des photos dans le temple, on peut en revanche en prendre depuis la minuscule terrasse qui offre un panorama incroyable de la Coït tower aux immeubles du Financial District.
Notre visite ne saurait être complète sans un détour par les échoppes de Stockton street : c’est là qu’on y fait ses courses de fruits, légumes, viandes, sans oublier toute la pharmacopée: “Le ginseng est particulièrement recherché pour ses propriétés fortifiantes. Les concombres de mer sont gorgés d’iode et, une fois séchés, ils étaient très faciles à emporter sur la route de la soie par exemple.”
Si les festivités du Nouvel An chinois ont été largement annulées ou modifiées par les restrictions sanitaires liées à la COVID, certains événements sont toutefois maintenus: le 20 février dernier, l’orchestre symphonique de San Francisco a retransmis un concert spécial Nouvel An Chinois que l’on peut revoir gratuitement ici. Une chasse au trésor est également organisée dans Chinatown pour retrouver les 12 signes astrologiques cachés sur les murs du quartier. Enfin, le buffle est mis à l’honneur sous forme de 11 statues dispersées dans San Francisco, à l’aéroport et à Oakland.