Voilà plusieurs mois que les départements de supply chain des entreprises se préparent aux hausses des droits de douane. Mais même chez ces professionnels aguerris, la violence des annonces de « Liberation Day » a pris de court. Alors que faire ? Déclarer le branle-bas de combat et revoir à la hâte ses sources d’approvisionnement pour tenter de tirer son épingle du jeu ? Ou préparer ses arrières sans se précipiter, en espérant que les négociations en cours porteront leurs fruits ?
« Cette semaine ressemble à une semaine sans fin », soupire le responsable supply chain d’un groupe de cosmétiques. Comme nombre de ses collègues, il mise sur la flexibilité dans ce contexte hautement instable : « Les choses changent tellement vite que la clé sera la flexibilité. À ce stade, nous sommes plus dans la collecte d’informations que dans l’action. Tout le monde n’est pas affecté de la même manière, donc il n’y aura pas de solution unique. Il faut garder la tête froide, réagir à la va-vite ne serait pas une bonne stratégie. »
Même son de cloches chez Pfizer, où l’ambiance est « studieuse » : « L’heure est à l’analyse », décrit Magali di Zazzo, Senior director supply chain. Si les médicaments ont jusqu’ici été épargnés par les annonces du président, il y a fort à parier que leur tour viendra rapidement : « Il y a un consensus politique depuis plusieurs années pour rapatrier la production de médicaments localement, aux États-Unis comme ailleurs, explique Magali di Zazzo. Big pharma est une cible politique très forte, donc tout est possible ».
Peut-être plus encore que d’autres, l’industrie pharmaceutique est coutumière du fait : dans ce secteur hautement stratégique, les changements de régulation sont fréquents et l’entreprise a une équipe « qui regarde en permanence où il faut s’implanter ». Ainsi, l’annonce d’Emmanuel Macron, lors du sommet « Choose France » en mai 2024, de garantir la stabilité des prix des médicaments si leur production était relocalisée en France, s’est soldée par la relocalisation de certaines chaînes de production dans l’hexagone. « C’est notre quotidien, donc nous savons adapter notre infrastructure à la situation géopolitique », résume Magali di Zazzo.
Cela fait plusieurs années que de nombreux groupes industriels travaillent sur la régionalisation de leur supply chain, pour sourcer les matériaux au plus près des lieux de fabrication. Quand la rationalisation et les économies d’échelle militent plutôt pour regrouper les achats et minimiser le nombre des fournisseurs, les coûts de transport et maintenant les droits de douane militent au contraire pour les régionaliser. Certains fournisseurs l’ont bien compris, qui se sont implantés dans plusieurs pays, telles ces entreprises chinoises de packaging qui ont ouvert des filiales au Mexique ou même à Taïwan suite aux premières hausses des droits de douane sous Trump I.
Du côté de chez Longchamp, l’annonce de la hausse des droits de douane avec le voisin canadien a accéléré la création d’un entrepôt au Canada, qui desservira le marché canadien sans passer par les États-Unis.
Alors que le président américain clame haut et fort vouloir réindustrialiser le pays, la plupart des entreprises se concentrent en premier lieu sur l’optimisation de leurs capacités de production existantes. Ainsi, certaines usines américaines aujourd’hui spécialisées sur une gamme réduite de produits pourraient devenir plus polyvalentes, pour produire un maximum de produits sur place.
Chez Longchamp, on n’envisage pas de créer immédiatement des capacités de production locales : « Les États-Unis sont un marché important pour nous, explique Olivier Cassegrain, Managing director de Longchamp ( ndlr les États-Unis représentent environ 15% du chiffre d’affaires global de la marque). Mais ce n’est pas pour autant que nous allons produire tout de suite sur place. Mettre en place de nouvelles chaînes de production est un processus long, nous avons déjà eu beaucoup de mal à remettre en route les chaînes de production qui avaient été fermées pendant le Covid. Il y a tout un savoir-faire à exporter. » Sans compter que certaines collections saisonnières sont très limitées en nombre (tout au plus 1000 à 2000 pièces), et ne peuvent donc pas être délocalisées.
Car créer de nouvelles unités de production prend du temps : dans l’industrie pharmaceutique (où les médicaments produits dans une nouvelle localisation doivent de surcroît être soumis à une étude de stabilité pendant 2 ans), « au moins 5 ans pour construire une nouvelle usine et être prêt à produire », selon Magali di Zazzo ; « facilement 2 ans » pour Olivier Cassegrain chez Longchamp. Comme d’autres, le maroquinier parisien a augmenté ses stocks depuis novembre, et accru légèrement le prix de certains produits, pour prendre en compte les premiers droits de douane et l’inflation.
Difficile, à ce stade, de prédire quelle part des droits de douane sera répercutée sur les consommateurs finaux. Chez Treca Paris, spécialiste de la literie de luxe Made in France, fraîchement installé de ce côté de l’Atlantique, on se félicite d’avoir créé une filiale 100% américaine : cela permet à la maison-mère alsacienne de vendre les produits à sa filiale américaine en-dessous du prix de vente final, et donc de réduire l’impact des droits de douane.
« Ce faisant, nous évitons de prendre l’impact des droits de douane de plein fouet, ce qui nous permettra de ne pas les répercuter sur nos clients finaux », explique Clément Dartois, responsable de la marque aux États-Unis. « Nous avons fait le choix de ne pas changer de stratégie, explique-t-il. Face à ces annonces coup de poing, les réactions à la hâte et la surenchère seraient la pire des solutions. À nous d’optimiser nos opérations pour gagner en efficacité et protéger nos clients autant que possible. » En première ligne de la nouvelle guerre commerciale « made in the US », les équipes supply chains ont quelques beaux challenges devant elles.