Dimanche 23 février, par une après-midi d’hiver ensoleillée, Isabelle est venue fouiller une dernière fois les décombres de sa maison d’Altadena, au nord de Los Angeles, avant que les engins ne les emportent définitivement. « Je vais voir si je ne trouve pas des souvenirs, explique-t-elle au téléphone. Je sais que ça va être dur, mais j’ai besoin de le faire. Pendant un mois et demi, j’étais complètement dans le déni. Maintenant que j’ai trouvé un logement et que les démarches les plus urgentes sont faites, je dois sortir du déni. »
Sac plastique à la main et masque sur le visage, cette maman célibataire de jumeaux de 11 ans a arpenté pendant deux heures les murs calcinés où sa famille a vécu pendant 7 ans. « Je me souviens de ma maison par cœur, les détails me reviennent constamment en mémoire, confie Isabelle. J’avais fait la cuisine et pas mal de travaux de rénovation moi-même. Dehors, j’avais installé une pergola. » Le garage, transformé en studio, accueillait une locataire. Les revenus aidaient la Française à payer le crédit de cette maison achetée seule en 2017, avec toutes ses économies.
Un bol en céramique, des boules de pétanque rouillées, un carreau de la cuisine extérieure… C’est tout ce qu’elle a pu trouver dans l’enchevêtrement de débris, de revêtements fondus et de cendres de sa maison. Ce jour-là, la pureté du ciel tranche avec les scènes de désolation qui se répètent d’un bout à l’autre d’Altadena. Le feu qui s’est déclaré le 7 janvier dans le Eaton Canyon, non loin de là, a causé la mort de 17 personnes et ravagé plus de 9400 structures de ce paisible quartier résidentiel, au pied des collines aujourd’hui dénudées.
Ce soir-là, Isabelle a juste eu le temps de revenir chercher son deuxième chat et son sac à main, après avoir mis ses enfants à l’abri dans un hôtel de Pasadena. « J’étais dans un état de panique intense, se souvient-elle. J’ai mis 10 minutes à fermer la porte à clef. En partant, j’ai vu le feu au loin qui se rapprochait rapidement. Je me suis dit, ça y est, je vais perdre ma maison. » Réfugiée chez une amie, à Long Beach, elle en a eu la confirmation le lendemain en découvrant les images de son logement en flammes en direct sur CNN.
Deux mois après le drame, la Française a besoin de vider son sac. Elle raconte les premiers jours « en mode survie »; l’immense élan de solidarité et de dons d’affaires (qu’elle n’avait aucun endroit où garder); la recherche vitale d’un logement, qu’elle a eu la chance de trouver vite, grâce à une amie agent immobilier (et malgré une liste d’attente de 20 personnes); le stress des démarches administratives, et ce sentiment d’être engloutie sous une vague d’informations… « Pendant un mois, j’allais de l’avant à fond, et maintenant, c’est l’inverse. Il y a des choses à faire, mais je n’ai plus l’énergie », reconnaît-elle.
Le plus stressant reste l’incertitude financière. Si la Française a reçu un chèque de la Fema (Federal emergency management agency) et de la Croix-Rouge, ainsi que l’aide d’une cagnotte GoFundMe, les 400 000$ que son assurance doit lui verser pour reconstruire sa maison sont pour l’instant bloqués par sa mortage company. Isabelle doit présenter un plan de sa future maison pour que celle-ci débloque une première tranche de la somme. Somme qui, elle le craint, ne suffira pas, vu l’augmentation du coût des matières premières, et de celui de sa nouvelle assurance qui risque de grimper après la catastrophe…
C’est pourquoi Isabelle a souscrit à un prêt, même si elle sait que c’est risqué. Elle a aussi rejoint une action en justice collective (mass tort), intentée par des victimes d’Altadena contre la compagnie d’électricité Southern California Edison, mise en cause dans l’origine du Eaton Fire : « Si les avocats négocient bien, je peux recevoir de l’argent pour reconstruire ma maison. Je compte là-dessus. D’après eux, ça prendra 18 mois. » Après une période sans emploi, cette chercheuse venait heureusement de retrouver un poste de consultante, dans lequel elle s’est jetée à corps perdu.
À Altadena, c’est parfois trois générations d’une même famille qui ont tout perdu. Les flammes ont emporté la maison de Gina et David, où ils vivaient avec leurs ados de 12 et 17 ans, celle de la sœur de Gina et celle de sa mère, âgée de 81 ans. « Notre maison a brûlé le 8 janvier au matin, raconte David, en faisant défiler sur son téléphone les images apocalyptiques qu’il a filmées ce matin-là. J’ai essayé de la sauver en l’arrosant au tuyau, mais quand l’eau a été coupée, j’ai dû abandonner. Nous étions seuls. Il n’y avait pas un seul pompier ni un seul policier dans la rue. C’est tabou de le dire, mais c’est la réalité. »
Ce samedi 1er mars, le couple -elle Américaine, lui Français- est venu explorer les décombres de la maison de la mère de Gina. De cette magnifique demeure à deux étages, construite en 1927 dans un style hispanique, il ne reste que des ruines. La famille doit bientôt prendre une décision concernant leur enlèvement. Gina redoute de dire adieu à la maison familiale où reposent tant de souvenirs : « On a des amis qui ont déjà tout fait enlever. Il n’y a plus que de la terre. C’est une autre étape du deuil. Ici, on reconnaît encore un peu la maison, mais quand le moment arrivera, ce sera comme si elle n’avait jamais été là. »
Bien plus que des constructions, c’est l’âme du quartier qui est partie en fumée. « On a perdu tous ces gens qu’on avait l’habitude de voir tous les jours. Le monsieur qui aidait les enfants à traverser la rue, la voisine qui se promenait avec son chien, tous ces visages… C’est la fin d’une époque » dit cette maman. Sa famille a réussi à louer un logement tous ensemble à Sierra Madre, non loin de là, avec leurs animaux. Elle sait qu’une minorité de voisins ne reviendront pas.
Eux comptent reconstruire, mais estiment qu’il faudra compter au moins deux ans. « Il va falloir être patient pour trouver des entreprises et des employés dans la construction. Mais déjà, certains arrivent du Nord de la Californie » souligne David. L’incertitude concerne surtout le coût total des travaux, qui pourrait être alourdi par de nouvelles réglementations suite aux feux. Heureusement, tous deux n’ont pas perdu leur travail -elle dans la vente d’objets de décoration, lui au Lycée international de LA- et veulent aller de l’avant.
Reconstruire sa vie, c’est impossible pour Danielle. À bientôt 86 ans, cette Française a perdu sa maison de Pacific Palisades, où elle a vécu 40 ans. « Toute mon identité est partie, déplore-t-elle. J’avais des archives de mes grands-parents, de maman, de feu mon mari, des photos de lui quand il était bébé, que je voulais donner à ses enfants. Je vais mieux dans le sens où j’arrive à mieux dormir, mais c’est une catastrophe insurmontable. »
Après avoir passé deux mois chez une amie « adorable » à Santa Monica, la vieille dame vient de récupérer les clés d’un petit logement. Mais elle d’ordinaire si dynamique broie du noir. Plus que sa grande maison avec vue sur mer, les souvenirs d’une vie, réduits en cendres, lui manquent cruellement. Le journal intime de ses 14 ans, les peintures de sa mère, une artiste reconnue, les articles qu’elle écrivait pour l’association Los Angeles Accueil… « C’est très difficile de quantifier ce genre de choc et de mettre des mots dessus », confie-t-elle.
Si sa belle-fille l’aide dans ses démarches administratives, Danielle se rend régulièrement au recovery center, où elle croise d’anciens voisins et trouve de l’aide pour remplir les papiers auprès de gens « très capables et consciencieux. » Pleine de gratitude pour la générosité de tous les acteurs, publics et privés, qui sont venus en aide aux victimes des feux, elle relaie les critiques qui visent la maire de LA et les autorités dans la gestion de la catastrophe. « Beaucoup de maisons auraient pu être épargnées » estime Danielle, qui a désormais l’intention de vendre son terrain.