Pour le commun des mortels, les activités de Chargeurs peuvent paraitre bien obscures. Présent dans 45 pays, le groupe français fabrique des films auto-adhésifs pour la protection temporaire de surfaces fragiles pour l’industrie ainsi que différents produits très spécifiques liés au textile (entoilage des habillements, laine peignée…). Bref, le genre de choses qui plombe l’ambiance pendant les dîners en ville. “Les produits de Chargeurs ont une double particularité : tous sont utilisés dans la vie courante, mais sont invisibles pour le client final – et donc assez mystérieux pour le grand public“, admet Laure Henicz.
Cette diplômée de Sciences Po Paris, recrutée à sa sortie de l’école il y a trois ans, à la lourde tâche de donner à ce conglomérat de plus de 2.000 employés un visage plus humain: elle est responsable les activités philanthropiques du groupe, un secteur dans lequel Chargeurs affiche ses ambitions. Pour sa première opération philanthropique aux Etats-Unis, elle a fait un “coup”: un partenariat avec le Brooklyn Museum pour l’exposition-événement sur Frida Kahlo, visible jusqu’en mai. “C’était une évidence d’en être le partenaire, explique Laure Henicz. Anne Pasternak (la directrice du Brooklyn Museum, ndr) veut faire bouger les lignes. L’institution a la volonté de fédérer plutôt que de diviser. L’enjeu de la diversité et du vivre-ensemble est une préoccupation quotidienne pour nous car nous avons 60 nationalités dans le groupe“.
L’effort philanthropique de Chargeurs est récent -le bureau n’a été créé que l’an dernier. Fondé en 1872 sous le nom de Compagnie de Navigation des Chargeurs Réunis, une entreprise de transport maritime, le groupe s’est diversifié au XXème siècle. Il s’est développé notamment dans le transport aérien, l’hôtellerie et même la communication (en s’offrant les cinémas Pathé en 1990). Mais la crise économique de 2008 le pousse au bord de la faillite et le force à lâcher du lest. “De dizaines d’activités dans les années 80, on est passé à quelques activités industrielles et de services de niche concentrées autour de la scénographie – muséale et retail- et de l’univers de la mode et du luxe. Elles demandent une très grande expertise”, résume Laure Henicz.
L’artisan de cette relance s’appelle Michaël Fribourg, un homme d’affaires de 36 ans passé par le cabinet de l’ancien ministre des PME sous Jacques Chirac, Renaud Dutreil. Avec sa holding, il rachète l’entreprise en 2015 à Jerôme Seydoux, qui était aux commandes du groupe depuis 40 ans. Il devient le quatrième dirigeant de l’histoire de Chargeurs.
Désormais leader mondial dans ses différents métiers et conforté par de bons résultats en 2018, le groupe a jugé que c’était “le bon moment de give back, confie la responsable. Les premiers fruits de la nouvelle stratégie arrivant, il fallait redonner à nos communautés selon une idée simple : la compétitivité durable d’une entreprise se nourrit, selon un cercle vertueux, de ses performances économiques mais également de son engagement sociétal vis-à-vis de la Cité… On ne veut pas rester prestataire, souligne-t-elle. On a l’esprit d’une mittelstand allemande: nous sommes une entreprise de petite taille avec une influence internationale“.
Après la France, où Chargeurs a notamment soutenu un spectacle inédit de Fabrice Luchini au Louvre, les Etats-Unis sont dans la ligne de mire du groupe. Ce dernier est présent dans quatre Etats (New York, Californie, Caroline du Nord et le New Jersey). Il y emploie 200 personnes. C’est le premier marché du groupe français.
Ici comme ailleurs dans le monde, il entend soutenir des projets en lien avec l’accès aux biens et à l’éducation, et la promotion du dialogue inter-culturel. Dans la foulée de l’exposition Frida Kahlo, Chargeurs a annoncé le lancement d’un partenariat avec le Fashion Institute of Technology (FIT). Celui-ci permettra à l’école et à l’entreprise de collaborer sur une exposition sur Paris et la mode et à un étudiant de créer une collection-capsule à partir de la laine de Chargeurs.
Sa présence aux Etats-Unis va au-delà de la philanthropie. Le groupe a aussi racheté le magazine France-Amérique, qui s’adresse aux Français des Etats-Unis et aux Américains francophiles. “La philanthropie doit accompagner le développement du groupe, juge Laure Henicz. Les projets que nous soutenons sont peu nombreux, mais se doivent d’être à fort impact et d’une qualité exceptionnelle. Notre budget est modeste et la clef de l’efficacité, dans notre cas, est de demeurer hautement sélectifs et pragmatiques, afin d’éviter le saupoudrage“.