On ne présente plus Claude Lanzmann. Le réalisateur de Shoah, véritable chef-d’œuvre racontant l’extermination des Juifs d’Europe dans les camps nazis, a réussi à passer maître dans la narration de l’Holocauste, sans utiliser aucune image d’archive.
Le temps passe, et le réalisateur n’en a que trop conscience. Les derniers survivants de l’Holocauste se font de plus en plus rares, et lui-même ne rajeunit pas. Face aux impératifs de la mémoire, le cinéaste s’est enfin décidé à utiliser l’entretien qu’il avait réalisé avec Benjamin Murmelstein pour son dernier film, Le Dernier des Injustes.
L’exploitation tardive de cette interview est sans doute liée à la position polémique et controversée occupée par Murmelstein au sein du peuple juif, jusqu’à sa mort en 1989. Celui qui fut nommé président du conseil juif de Theresienstad a d’abord été accusé de collaborer à la fin de la guerre, avant d’être innocenté après dix-huit mois de prison en Tchécoslovaquie.
1975, Rome. Dans le cadre de ses travaux pour Shoah, le réalisateur rencontre l’ancien doyen juif du camp tchèque de Theresienstadt, la ville «donnée aux juifs par Hitler», «ghetto modèle», ghetto témoin, en proie à la propagande d’Adolf Eichmann pour leurrer le monde et y attirer les juifs. Eichmann que Murmelstein connaît bien pour avoir travaillé à ses côtés.
Le match qui se déroule entre Murmelstein et Lanzmann est fascinant. On découvre d’un côté le réalisateur, jeune, relevant la moindre imprécision et/ou contradiction de son interlocuteur, le relançant sans cesse sur son implication dans la déportation des juifs cherchant à évaluer la responsabilité qu’on pourrait lui imputer.
De l’autre, Murmelstein paraît imperturbable. Il reconnaît volontiers avoir été la marionette des nazis, mais une « marionnette qui avait appris elle-même à tirer les fils ». Il avoue avoir demandé aux autorités allemandes que des tuberculeux et des handicapés soient déportés. Il exprime surtout avoir fait de son mieux pour améliorer les conditions de vie des juifs tout en refusant de sacrifier sa propre vie à cette fin.
Si son discours est dérangeant, c’est parce que ses propos sont complexes et qu’il n’est pas aisé de choisir le camp dans lequel le classer. Sauveur ou au contraire bourreau ? Il a contribué à l’indicible, il l’avoue. Tout comme il rappelle avoir participé au sauvetage de milliers de prisonniers en réussissant à rendre obligatoire le vaccin contre le typhus. Et si Murmelstein avait fait ce qu’il pouvait ?
L’attitude et les propos qu’il tient posent plus généralement la question de la valeur historique des témoignages et le crédit qu’on peut leur apporter, dès lors que l’interviewé occupe une position controversée. Cherchant visiblement a réhabiliter sa personne, Murmelstein n’a par exemple aucun mal à accabler les autres doyens des conseils juifs. Il se dépeint comme « le dernier des injustes », avec ironie.
Le film oscille entre les propos de l’ancien rabbin et les scènes où Lanzmann, seul, fait le récit des atrocités perpétrées par les nazis dans les camps. C’est sans doute là toute la force de la réalisation du Dernier des Injustes. La vie a désormais repris le dessus dans ces anciens royaumes de la mort où tant de vies se sont éteintes.
Lanzmann s’y promène d’un pas lourd, foulant l’herbe verte, jalonnant son parcours du récit des atrocités de sa voix rocailleuse. Si Shoah donnait à voir l’horreur de l’extermination du point de vue des victimes, c’est cette fois du côté des bourreaux que se tient Claude Lanzmann, ravivant la controverse qu’avait suscitée la théorie d’Hannah Arendt avec la publication de son grand ouvrage Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal.
Le film est d’ailleurs l’occasion pour le réalisateur de démonter cette théorie qu’il exècre et dont il dénonce la dangerosité. Qu’on soit d’accord ou non avec Lanzmann, le film a le mérite de relancer le débat sur une question fondamentale : faut-il nécessairement être un monstre pour commettre le pire ?