Le nombre de régimes démocratiques dans le monde baisse régulièrement et parmi les démocraties, la pratique et l’engagement démocratiques sont en net recul. Aux États-Unis comme en Europe, cela se traduit par une perte de confiance dans les institutions et les corps intermédiaires, et un désintérêt croissant pour la chose politique.
Une grille de lecture possible consiste à considérer que l’action des gouvernements est de moins en moins efficace. La planète brule, la dette publique explose, l’école est en situation d’échec, l’ascenseur social est en panne, l’immigration est souvent jugée incontrôlée, l’État de droit et la sécurité sont en retrait, les alliances diplomatiques n’ont pas su nous protéger de risques géopolitiques croissants – la liste est longue.
Certes l’État moderne doit faire beaucoup et ne peut déroger à un ensemble de responsabilités dont les grandes lignes ont été définies dans les années 1930 mais dont le périmètre ne cesse de croître : en plus de ses fonctions régaliennes, il doit remplir un rôle de stabilisation économique et financière, jouer les assureurs de dernier ressort dans les crises multiples que nous traversons, réguler des pans entiers de la vie en société. Il a aussi un rôle d’allocation des ressources dans les services publics, les biens communs et les politiques sociales.
Dans le principe, on ne voit pas très bien sur quelle base on pourrait s’opposer à ces fonctions fondamentales. Mais cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas porter un regard critique sur la performance de l’action publique et corriger le tir en priorisant les politiques à haut rendement (par exemple celles en direction de la petite enfance), voire en remettant en cause l’existence d’administrations peu efficaces. Malheureusement, une fois posée cette exigence de bonne gestion des deniers publics, l’équation prise de décision démocratique et optimisation des politiques publiques peut tourner au casse-tête quasi insoluble.
Dans une démocratie, l’action publique ne peut procéder que de l’émergence d’un projet commun, dans le cadre d’une pluralité conflictuelle assumée mais transcendée : c’est la « transformation des droits personnels en souveraineté collective » pour reprendre la belle formule de Marcel Gauchet. Le problème aujourd’hui est que l’exacerbation de l’individualisme et des communautarismes fait que la liberté de chacun entre en conflit avec la liberté de l’autre. À l’extrême, si on ne peut plus s’accommoder de la règle majoritaire, les politiques publiques se réduisent à l’accumulation des besoins individuels immédiats.
Non seulement l’intérêt général est tiraillé entre des exigences dispendieuses et souvent contradictoires, mais il ne peut plus s’inscrire dans le long terme ou répondre aux intérêts partagés de la communauté internationale. C’est d’autant plus problématique que l’on sait que les grands défis contemporains exigent des solutions globales et non l’empilement de politiques nationales mal coordonnées : c’est vrai de la lutte contre le changement climatique comme de la sécurité de l’Europe. L’instabilité créée par des crises à répétition a malheureusement renforcé le dilemme fin du mois contre fin du monde. On a vu comment la perception de l’inflation a influencé le résultat de l’élection présidentielle américaine.
Dans un cadre de compétition internationale, l’action d’un pays est par ailleurs conditionnée par celle des autres. Par exemple, devant l’avance prise par les États-Unis et la Chine dans la course à l’innovation dans les nouvelles technologies, l’Europe n’a d’autre choix que de réagir vigoureusement et de se résoudre à des arbitrages difficiles qui sont peu lisibles et acceptables pour les opinions publiques, échaudées par ailleurs par le manque de marges de manœuvre budgétaires (les marchés ne financeront pas indéfiniment les dettes publiques) et les erreurs de gestion : ainsi, lors de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, les pays de l’OCDE ne pouvaient qu’embrasser un mouvement de mondialisation aux effets globalement positifs, mais n’ont pas su alors suffisamment contrer des externalités comme le dumping social ou négocier la transition professionnelle d’employés d’industries sinistrées.
À la décharge des gouvernements, les outils de gestion moderne, notamment de meilleur ciblage des politiques publiques, sont souvent inexistants. Le chèque carburant en France en est un bon exemple : on n’a pas pu faire mieux que de saupoudrer les aides publiques, qui non seulement finissent par coûter cher à l’État, mais peuvent par ailleurs entrer en contradiction avec d’autres actions publiques, dans ce cas précis la réduction des gaz à effet de serre. La surabondance et l’instabilité des normes n’arrangent rien. Et même la relation entre gouvernements et cours supérieures de justice peut être problématique : on a vu par exemple en France le Conseil d’État censurer le gouvernement sur le climat, en raison d’engagements non tenus. Cela peut sembler bafouer la séparation des pouvoirs dans la mesure où un gouvernement doit hiérarchiser un ensemble de priorités qu’il ne peut le plus souvent traiter de manière conjointe.
Existe-il des formes plus efficaces de démocratie que le système représentatif ? Si les priorités exprimées par les citoyens sont si complexes et si changeantes, pourquoi ne pas imaginer un fonctionnement plus direct de la démocratie ? Même s’il est peu envisageable d’organiser des référendums tous les jours, ne pourrait-on pas concevoir des outils modernes d’intelligence collective où le tout vaut beaucoup plus que la somme des contributions individuelles ? Certaines plateformes technologiques ont cette ambition. Mais cette approche présente deux obstacles majeurs : d’une part, il y a un vrai risque de remise en cause du principe « une voix, un vote » par une pondération implicite, multicritère (comme dans le marketing) et opaque (puisque réalisée par une machine), des préférences individuelles. Pour éviter le chaos des réseaux sociaux, souvent comparables à une grande cour de récréation pour adultes ou à un café du commerce XL, la tentation serait grande de lisser la distribution des opinions, d’exfiltrer les points de vue farfelus (mais qui en décide ?), de même que l’on élimine les comportements outranciers ou illégaux sur les réseaux sociaux.
Le deuxième risque est le conflit probable avec la stabilité procurée par la constitution et la cohérence conférée par le droit. Comment pourrait-on garantir qu’une nouvelle décision populaire ne vienne pas contredire une disposition précédente ? Et si l’on peut affirmer la supériorité de la constitution sur la loi dans la plupart des démocraties, rien n’empêcherait qu’un référendum s’attaque aux libertés publiques ou aux droits fondamentaux, du moins en France – aux États-Unis, la Cour suprême peut invalider des scrutins référendaires.
La relation entre démocratie et efficacité des politiques publiques n’est donc pas linéaire : plus de vie démocratique ne conduit pas forcément à une action publique plus cohérente et performante. La notion même d’optimalité des politiques publiques ne découle pas d’un processus rationnel exogène qui bénéficierait au plus grand nombre, comme chez John Rawls ou Amartya Sen. D’une certaine manière, elle est elle-même soumise au vote. Rien n’empêcherait en effet qu’une majorité décide que l’on n’a rien à faire du changement climatique, que l’on se contrefiche de l’extinction massive d’espèces animales ou végétales, et que l’éducation nous transforme tous en Madame Bovary frustrées. Comme dans le film « Idiocracy », la pente de la facilité serait alors le choix politique assumé. Sauf qu’en 2006, le film faisait rire précisément parce qu’il mettait en scène un scénario improbable. L’actualité récente est malheureusement sortie du registre de la comédie.
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À propos de l’auteur : Yann Coatanlem est économiste, co-fondateur de GlassView et président du Club Praxis. Il est le co-auteur du Capitalisme contre les inégalités (PUF), Prix Turgot 2023.