Editorialiste au New York Times, David Brooks fait entendre une voix dissonante au milieu des “je suis Charlie”, en titrant son édito: “I am not Charlie Hebdo”.
“Les journalistes de Charlie Hebdo n’auraient pas duré 30 secondes sur un campus américain“, résume David Brooks, avant d’égréner des épisodes récents qui ont vu des professeurs ou étudiants sanctionnés pour avoir tenu des propos jugés offensants par une multitude de groupes, de la NRA (National Rifle Association) aux défenseurs du mariage homosexuel. Et d’appeler les Américains à être “moins hypocrites” face aux provocateurs et humoristes.
D’abord, note-t-il “quoique nous ayons mis sur notre page Facebook hier, il est inexact pour la plupart d’entre nous de prétendre “Je suis Charlie Hebdo”. La plupart d’entre nous ne s’engagent pas dans ce type d’humour délibérément insultant. Nous avons pu le faire à 13 ans, quand il semblait courageux et provocateur “d’épater la bourgeoise” (en français dans le texte), de mettre le doigt dans l’oeil de l’autorité, de moquer les croyances d’autrui. Mais après un moment, cela semble puéril. La plupart d’entre nous évoluons vers des vues plus compliquées de la réalité, et plus indulgentes avec les autres (…)
Pourtant en même temps, la plupart d’entre nous reconnaissons que les provocateurs et autres “exagérateurs” jouent un rôle public utile. Les satiristes mettent au jour nos faiblesses et nos vanités (…), ils égalisent les différences sociales en rabaissant les puissants. Quand ils réussissent, ils nous aident à prendre conscience de nos manies collectives (…)
“En bref, face aux provocateurs et aux “insulteurs”, nous voulons maintenir un degré de civilité et de respect, tout en laissant la place pour ces types inventifs et créatifs qui ne se laissent pas arrêter par les bonnes manières et le bon goût”.
Si on tente d’atteindre ce délicat équilibre par la loi, en limitant le droit d’expression et et interdisant des orateurs, on finit avec de la censure pure et simple, et une conversation étranglée… Heureusement, les règles sociales sont bien plus malléables et souples que la loi et les codes. La plupart des sociétés ont réussi à maintenir des standards de civilité et de respect tout en gardant des espaces pour ceux qui sont drôles, malpolis et insultants.
Dans la plupart des sociétés, il y a la table des adultes et la tables des endants. Ceux qui lisent Le Monde ou les journaux de l’establishment sont à la table des adultes. Les bouffons, les fous du roi, et les gens comme Ann Coulter (éditorialiste ultra-conservatrice, NDLR) et Bill Maher (son équivalent de gauche,, NDLR), sont à la table des enfants. On ne leur reconnait pas la même respectabilité, mais on les écoute parce que leurs manières non civilisées leur permettent de dire parfois des choses utiles que personne d’autre ne dit.
Autrement dit, les sociétés saines ne limitent pas la liberté d’expression, mais elles garantissent des statuts différents à des gens différents. Les experts, les sages, sont écoutés avec le plus haut respect; les satiristes avec une distance amusée. Les racistes et les anti-sémites sont entendus à travers le filtre de l’opprobre. Qui veut être écouté attentivement doit le mériter par sa conduite.”
Le massacre de Charlie Hebdo devrait être l’occasion de mettre fin à toutes les limitations au droit d’expression. Et il devrait nous rappeler de demeurer “légalement tolérant” face à ceux qui nous insultent, même si nous les excluons socialement.