Les bougainvilliers géants et les silhouettes minces des palmiers surplombent l’océan Pacifique, sur la péninsule de Palos Verdes, au Sud de Los Angeles. C’est dans ce havre de paix que Marthe Cohn, née Marthe Hoffnung en 1920 dans une famille juive de Metz, coule des jours paisibles, aux côtés de son mari américain, à des milliers de kilomètres de sa France natale. À 104 ans, elle est l’une des dernières héroïnes françaises de la Seconde Guerre Mondiale encore en vie. Un petit bout de femme au destin incroyable, raconté dans un livre bouleversant, « Derrière les lignes ennemies, une espionne juive dans l’Allemagne nazie », écrit avec la journaliste britannique Wendy Holden (Éditions Tallandier, 2009).
La fuite de sa famille de Metz à Poitiers; les persécutions infligées aux juifs par les nazis durant l’Occupation; l’emprisonnement de sa sœur Stéphanie en 1942 puis sa déportation; la fuite de sa famille vers la Zone Libre; la mort terrible de son fiancé, le résistant Jacques Delaunay, fusillé en 1943 au Mont-Valérien… Percutée par l’horreur de la guerre en pleine jeunesse, la petite blonde fait preuve d’une force de caractère singulière. Si la Résistance lui claque la porte au nez, la jeune infirmière intègre l’armée française en 1945, après la Libération de Paris.
Elle est alors assignée aux Commandos d’Afrique, basés dans les Vosges, sous le commandement du colonel Pierre Fabien. Quand celui-ci découvre que sa nouvelle recrue maîtrise l’allemand -qu’elle parlait avec ses parents durant son enfance- elle accepte d’infiltrer les lignes allemandes comme agent de renseignements. Après 13 tentatives infructueuses, elle parvient à franchir la ligne de front, sous la fausse identité de « Martha Ulrich ». Les informations qu’elle obtint auprès des Allemands au péril de sa vie furent déterminantes pour l’avancée des Alliés.
Ces exploits lui ont valu la Croix de guerre en 1945, et bien plus tard, la Médaille militaire, le grade de Chevalier de la Légion d’honneur, puis la Médaille de la reconnaissance de la Nation. Partie vivre aux États-Unis après son mariage avec le scientifique américain Major L. Cohn, qu’elle épouse en 1958, Marthe a pourtant tu ses années de guerre jusqu’en 1996. C’est en réponse à un appel à témoins lancé par la Fondation USC Shoah, puis par le musée de l’Holocauste de Washington, qu’elle décide de témoigner à son tour.
Alors, 80 ans plus tard, comment ne pas être ému à la vue de sa silhouette minuscule, enveloppée d’un châle multicolore, qui émerge d’un fauteuil roulant ? En ce début d’après-midi, à quelques jours des commémorations des 80 ans du Débarquement, le 6 juin, en Normandie, Marthe Cohn profite d’un rayon de soleil, sur le perron de sa grande maison de Palos Verdes. Son ouïe lui fait défaut, mais son regard pétille et son esprit n’a rien perdu de sa pugnacité. « J’ai eu du courage toute ma vie, assure la charmante vieille dame. J’étais une fille extrêmement active, très jeune. Et à cette époque, il fallait combattre, si on ne combattait pas, on mourrait. Et je ne voulais pas mourir. »
Le Débarquement fait partie des dates « impossibles à oublier. » Le 6 juin 1944, elle vit à Paris avec sa sœur Cécile, grâce à de faux papiers d’identité, dans la peur constante d’être dénoncée. « Je me suis dit : “Enfin !” Je savais que cela allait arriver. J’étais toujours très optimiste. C’était ma nature. Je tenais ça de ma mère, dont j’étais extrêmement proche. Mon optimisme m’a sauvée » confie-t-elle. Si elle aime évoquer ces souvenirs, la centenaire n’a pas prévu de suivre les commémorations à la télévision. « Nous avons vu quelques reportages hier soir. Mais ce n’est pas du tout la façon dont moi je me souviens. C’est américain, ils ne comprennent pas très bien ce qu’il s’est vraiment passé, glisse-t-elle. Il fallait le vivre pour le comprendre. »
Après avoir témoigné sans relâche aux quatre coins du globe, accompagnée par son mari, qui a toujours été « très fier » d’elle, la santé de Marthe Cohn ne lui permet plus de voyager. La centenaire a dû décliner une invitation du maire de Metz, sa ville natale, à participer aux commémorations en novembre. À défaut de pouvoir se déplacer physiquement, elle n’en reste pas moins active intellectuellement. Le 8 juin, elle votera aux élections européennes grâce au Consulat de Los Angeles, qui l’a aidée à faire sa procuration.
Elle qui lit tous les jours la presse dit sa tristesse devant les guerres qui font la une de l’actualité. « Le monde ne cessera jamais de combattre parce que les hommes ont la propension de combattre, estime-t-elle. J’espère que les femmes prendront le dessus et cesseront cela. Mais ce n’est pas sûr. » Les visites font son bonheur. Celles de ses deux fils, qui vivent à Chicago et à Los Angeles, et de sa petite-fille de 31 ans, qu’elle voit souvent. « Si vous connaissez des Français qui veulent me visiter, il faut me le faire savoir ! » sourit-elle. Seule condition : se présenter « après 2 heures l’après-midi. »
Marthe Cohn aime aussi recevoir du courrier. Il y a quelques jours, une lettre d’un jeune Français qui avait trouvé son adresse sur Internet l’a particulièrement touchée. Il s’agit du petit-neveu d’Odile de Morin, aujourd’hui décédée, qui a sauvé sa famille d’une rafle, la veille de leur évasion de Poitiers vers la Zone libre, en 1942. « Odile de Morin nous a sauvés », se souvient l’ancien résistante, émue. « Cette lettre, je la lis tous les jours, elle est formidable ». À 104 ans, elle profite de chaque jour d’une vie d’une densité particulière : « Je ne suis pas pressée de mourir ! » s’exclame-t-elle en nous quittant.