Avec son manche en bois et son design plutôt rustique, le couteau de poche Opinel ne semble pas vraiment coller au goût des Américains plus habitués aux modèles XXL de Rambo ou aux crans d’arrêt qui s’ouvrent en un coup de poignet. Et pourtant, la marque savoyarde fondée en 1890 connaît un succès grandissant aux Etats-Unis.
« Ce pays va très rapidement dépasser l’Allemagne et devenir notre premier marché à l’international, se réjouit Jérôme Le Caïnec, le directeur export de cette PME familiale de 130 salariés qui fabrique 5,5 millions de couteaux par an. Lorsque je suis arrivé dans l’entreprise il y a douze ans, les Etats-Unis ne représentaient même pas 1% de notre chiffre d’affaires contre 10% aujourd’hui. » Cette année, sa filiale locale qui a été créée en 2016 devrait voir ses revenus atteindre le cap des 3,5 millions de dollars. Cette réussite, Opinel la doit beaucoup à sa décision de créer sa propre société sur place. Ce choix peut sembler courageux pour ne pas dire téméraire pour une société de cette taille dont le chiffre d’affaires total atteint tout juste 28 millions d’euros mais ses dirigeants ont multiplié les astuces pour limiter leurs risques.
L’évidence lui a vite sauté aux yeux. « Pour analyser le marché américain, je me suis vite rendu dans ce pays pour voir comment étaient organisés leurs réseaux de distribution, rencontrer des patrons d’enseignes et découvrir les leaders d’opinion, se rappelle Jérôme Le Caïnec. J’ai rapidement réalisé que nos distributeurs ne parviendraient jamais à exploiter l’énorme potentiel de ce pays. J’ai donc suggéré en interne qu’il serait préférable de créer une filiale commerciale aux Etats-Unis. C’était une première pour notre société et cela représentait un investissement majeur. Avant de sauter le pas, j’ai échangé avec d’autres sociétés françaises qui avaient déjà pris cette initiative comme Revol. Ces discussions m’ont permis de réaliser qu’il était indispensable de peaufiner notre logistique avant de fonder notre filiale car le pays est un véritable continent. Beaucoup de Français l’oublient mais les USA sont un patchwork de 50 États. Certains, comme la Californie, ont un PIB monstrueux et d’autres sont tout petits mais les distances qui les séparent sont souvent énormes. »
Pour s’assurer de livrer en temps et en heure ses clients, Opinel a joué la carte de la sécurité en se rapprochant d’un prestataire franco-américain, Brand & Business Incubator. L’outsourcing est devenu une règle de conduite pour la PME basée à Chambéry. « Nous avons conçu notre filiale américaine comme un centre de profit et pour qu’elle soit rentable le plus rapidement possible, nous avons souhaité qu’elle s’occupe exclusivement de son développement commercial, résume Jérôme Le Caïnec. Tout l’opérationnel, comme la logistique et la comptabilité, a été outsourcé. Je recommande d’ailleurs ce modèle à tous les primo-exportateurs sur ce marché. »
Pour abriter sa filiale, Opinel a commencé par sous-louer des bureaux à son logisticien basé à Chigago. Une décision économique mais aussi logique car la plus grande ville de l’Illinois se situe entre la façade est et la côte ouest du pays, les deux régions où se trouve la plupart des clients de la marque. Pour piloter ses activités aux Etats-Unis, la PME a fait, cette fois encore, un choix de raison. Elle a en effet recruté un VIE et s’est attaché ainsi pour dix-huit mois les services d’un cadre motivé et… bon marché. Alex Delecroix avait, de surcroît, déjà roulé sa bosse dans la région. Après une année au Nazareth College of Rochester durant son cursus à l’Edhec, le jeune diplômé a travaillé plus quatre ans chez le fabricant d’outils diamantés Samedia. Responsable de l’export pour l’Amérique du Nord et le Royaume-Uni, il traversait fréquemment l’Atlantique pour rencontrer des clients. « Depuis l’âge de dix ans et mes premiers voyages avec mes grands-parents, j’ai toujours voulu vivre aux Etats-Unis et devenir américain, explique t-il. Mon année à Rochester a ancré ce rêve. Lorsque j’ai vu l’offre de VIE d’Opinel, je n’ai donc pas hésité à quitter mon CDI car j’étais persuadé que cette marque allait fonctionner aux Etats-Unis. »
Les premières années, la gestion de ce marché s’est faite en binôme. Jérôme Le Caïnec venait souvent épauler son jeune cadre, aujourd’hui âgé de 31 ans, pour croiser des distributeurs, présenter les produits et signer des contrats. « Durant mon VIE, j’ai visité près des 400 magasins et j’ai rencontré un grand nombre de nos clients, assure Alex Delecroix. Il est très important lorsqu’on se lance dans ce pays de passer du temps sur place, d’aller dans des salons et de discuter avec les acteurs importants de votre marché. » Aujourd’hui, le directeur export de la marque se déplace principalement pour assister à des foires professionnelles et pour scruter la concurrence. Le Covid-19 a bien évidemment bouleversé toutes ces habitudes mais la levée des restrictions va bientôt permettre de retrouver un semblant de normalité. « Il faut beaucoup voyager dans ce pays pour rencontrer notamment les distributeurs, précise Alex Delecroix. Les rendez-vous ici sont nettement plus axés sur le business qu’en France où l’aspect social est primordial. Mais même si on déjeune peu avec des prospects, il est essentiel de les croiser régulièrement. » Cette mission n’est pas simple à remplir lorsqu’on est une marque distribuée dans plusieurs canaux différents. Magasins de chasse et pêche, surplus militaires, enseignes spécialisées dans l’outdoor, boutiques d’articles de cuisine et d’arts de la table, adresses déco, épiceries fines… Aux Etats-Unis, Opinel est référencé chez près de 1000 détaillants indépendants mais aussi chez des chaînes de grands magasins. Les confinements imposés pour lutter contre la pandémie ont eu un impact sur les ventes de la société même si les règles plutôt souples mises en place dans certains États lui ont permis d’éviter le pire. La marque avait également la chance d’avoir mis en place avant l’arrivée du virus un site marchand.
« C’est un de nos détaillants qui gère notre site et qui nous verse des royalties, explique Jérôme Le Caïnec. Il est très important aujourd’hui dans le B to C d’avoir une telle plateforme de distribution. Toutes les sociétés qui souhaitent s’implanter aux Etats-Unis devraient inclure dans leur business-plan la création d’un site marchand. Il est aussi primordial de déposer très tôt le nom de son domaine pour le protéger quitte ensuite à en confier la gestion à un partenaire local comme nous le faisons nous-même. » Le web est un moyen efficace pour se faire connaître et cette solution n’est pas forcément très coûteuse. « Avoir un site permet de remonter rapidement dans les recherches sur Google et il est aujourd’hui possible d’en créer un sans dépenser une fortune, conseille Alex Delecroix. Sur Shopify, vous pouvez avoir une plateforme marchande de qualité professionnelle sur le net en payant un abonnement mensuel de 79 dollars alors que dans le passé, le lancement d’un tel site exigeait un investissement d’au moins 50.000 euros. » Le jeune trentenaire a un autre conseil à donner aux marques B to C qui souhaitent trouver des acheteurs en Amérique du Nord : n’oubliez pas les box. Ces coffrets que l’on reçoit chez soi par abonnement sont très populaires dans ce pays. Bespoke Post, qui a placé dans une de ses boîtes un couteau de poche savoyard avec un manche vert, en envoie 250.000 chaque… mois. Cette niche est un pactole pour les marques car même si elles doivent concéder un rabais aux plateformes, elles peuvent écouler du jour au lendemain un stock impressionnant.
Aux Etats-Unis, vendre ses produits sur le web ne risque pas non plus d’antagoniser vos clients traditionnels surtout si vous parvenez à marier intelligemment les mondes virtuels et réels. La pandémie a notamment permis à de nombreux distributeurs « physiques » de comprendre que la Toile pouvait leur permettre de générer du business supplémentaire. Opinel les a aidé à prendre conscience de cette réalité en suivant une stratégie très maligne durant cette période pour le moins perturbée.
« Nous avons cherché à soutenir et à rassurer nos détaillants en parlant d’eux sur nos réseaux sociaux, ajoute Jérôme Le Caïnec. Nous avons, par exemple, mis en avant leurs promotions sur nos plateformes et notamment sur Instagram où nous avons plus de 100.000 abonnés. Nous nous sommes mêmes chargés de livrer les produits qu’ils vendaient sur leur site. » Ces initiatives ont été très appréciées par les distributeurs. Cette stratégie ne peut toutefois fonctionner que si les commerçants se montrent, eux-mêmes, respectueux des accords signés. Et dans ce domaine, le marché américain est bien plus simple que la « jungle » française. « Les détaillants appliquent toujours les tarifs recommandés par les marques, note le directeur export d’Opinel. Un fabricant peut, il est vrai, attaquer un revendeur qui casse les prix ce qui est impensable chez nous. La législation américaine protège davantage le vendeur que le consommateur. C’est tout le contraire en France. »
Si la PME familiale, qui est dirigée par François et Denis Opinel, les deux arrière-petits fils du fondateur Joseph Opinel, ne fabrique pas encore de produits spécialement pour les Etats-Unis, certaines de ses références sont plus populaires dans ce pays que dans l’hexagone. C’est le cas notamment de la collection de couteaux de cuisine pour enfants « Le Petit Chef ».
Pour passer un nouveau pallier sur ce marché, les Savoyards ont récemment fait appel à une agence de presse afin d’accroître leur notoriété auprès du grand public. Des contenus réguliers sont publiés sur les réseaux sociaux et l’an dernier, opinelusa a ouvert un compte sur Instagram. Cette stratégie devrait permettre à cette filiale de voir ses revenus continuer de progresser de 10% à 20% par an. Ses dirigeants ne voient en effet aucun nuage se profiler à l’horizon. « Sky is the limit », juge Jérôme Le Caïnec. « La seule barrière qui peut ralentir notre développement aux Etats-Unis, c’est nous, résume Alex Delecroix. Dans dix ans, notre chiffre d’affaires, qui atteint aujourd’hui 3,5 millions de dollars, pourrait se situer dans une fourchette comprise entre 10 et 15 millions de dollars. » Après avoir découpé des millions de saucissons, les couteaux de poche « Made in Savoie » vont trancher des bagels par milliers…