Ils ne savent toujours pas prononcer correctement son patronyme qui lui sert de marque mais Clovis Taittinger, le directeur général du groupe, s’en moque bien, lui, qui parle l’anglais avec un bel accent français. En charge d’abord du développement à l’international, puis directeur général depuis 2019 de la maison de Champagne fondée par son arrière-grand-père, cet ancien étudiant de l’Edhec sait à quel point le succès de sa société est lié à sa réussite sur le sol américain.
Les racines de Taittinger aux Etats-Unis sont très profondes. La marque y est présente depuis 1946 et y exploite en outre un domaine en Californie depuis 1987. En termes de volume, ce pays est le deuxième marché le plus important à l’exportation pour Taittinger derrière le Royaume-Uni. 8% de ses cuvées traversent l’Atlantique chaque année, une proportion qui est semblable à celle des autres maisons champenoises. Mais son Domaine Carneros, dans la Napa Valley, génère 20% du chiffre d’affaires mondial du groupe familial. Loin de l’affrontement souvent décrit dans la presse française entre « vrais champagnes » français et « sparkling » américains « usurpateurs », Taittinger a, comme la plupart des grandes maisons de champagne françaises, a joué sur les deux tableaux. Et depuis bien longtemps, les dirigeants du groupe familial ont compris qu’il fallait developper ce marché vital en lui laissant une dose suffisante d’indépendance.
« Pour notre champagne, nous faisons confiance au même distributeur depuis 1946, confirme Clovis Taittinger, le fils aîné de Pierre-Emmanuel qui était parvenu en 2006 grâce au soutien du Crédit Agricole à reprendre le contrôle de l’entreprise familiale au fonds de pension américain Starwood après une bataille de succession particulièrement féroce. Nous n’avons pas la taille critique suffisante pour être notre propre importateur dans ce vaste pays. Certaines petites maisons peuvent aussi travailler directement avec un nombre limité de distributeurs sur place mais nous sommes trop gros pour suivre ce modèle et pas assez grand pour tout faire nous-mêmes. Un distributeur local aura de toute façon toujours plus de contacts que nous sur un marché aussi éloigné. »
Depuis plus de sept décennies, Taittinger collabore étroitement avec Kobrand. Cette société familiale possède dans son portefeuille pas moins de 78 marques de vin et de spiritueux produits en France, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Allemagne, aux Etats-Unis, en Argentine, au Chili, en Nouvelle-Zélande et au Japon. Il distribue notamment sur le sol américain les célèbres bourgognes de Louis Jadot et l’excellent Sassicaia toscan. « Nous sommes toutefois la seule maison de la Champagne avec qui Kobrand travaille, note Clovis Taittinger. C’est une exigence que nous imposons à tous nos importateurs. »
Pour poursuivre son développement aux Etats-Unis, la société rémoise a compris au fil du temps qu’elle devait produire du vin pétillant sur le sol américain. Les prix élevés du champagne limitent en effet le nombre de clients potentiels pour la marque et les amateurs de « bubbly » raffolent des cuvées californiennes. Après Moët et Chandon qui a inauguré le Domaine Chandon en 1973, Mumm et sa Cuvée Napa lancée en 1979 ou Roederer qui commercialise le Roederer Estate depuis 1982, Taittinger produit depuis 1987 son vin « Made in USA », le Domaine Carneros. Claude Taittinger, le grand-oncle de Clovis, cherchait depuis plusieurs années un terrain en Californie pour planter des vignes. A force de persévérance, il finit par trouver au début des années 80 un espace de près de 56 hectares en plein cœur de la Napa Valley.
Associé avec la famille Kopf, propriétaire de Kobrand, son fidèle importateur, l’homme d’affaires décide de voir les choses en grand. Pour attirer les curieux, il construit, en plus grand, une réplique du Château de la Marquetterie, siège du groupe en champagne. Le double californien est devenu une attraction touristique à part entière, qui attire des milliers de visiteurs chaque année. Au fil du temps, le domaine californien s’est étendu. Il comprend aujourd’hui six vignobles qui couvrent près de 142 hectares. 51 hectares sont plantés en Chardonnay et des cépages de Pinot Noir s’étendent sur 91 hectares. Et produit un million de bouteilles chaque année.
Pendant 33 ans, le Domaine Carneros a été dirigée par Eileen Crane. En juillet 2020, celle que la presse américaine spécialisée a surnommée « la doyenne du sparkling wine » a laissé sa place à une autre américaine, Remi Cohen qui a plus de deux décennies d’expérience dans la viticulture en Californie. « Embaucher localement a toujours été notre crédo », insiste Clovis Taittinger qui a travaillé plusieurs années dans le monde de l’audit, de l’immobilier et de l’hôtellerie avant de rejoindre la société familiale en 2007 à la demande de son père. La nouvelle directrice de Carneros aura, comme sa prédécesseure, les mains libres pour gérer le domaine comme elle l’entend. « Eileen Crane m’a laissé un héritage extraordinaire, reconnaissait-elle dans un entretien accordé au magazine Forbes. Les familles Taittinger et Kopf sont satisfaites de la trajectoire actuelle de l’entreprise, de sorte que tout changement continuera à s’appuyer sur la vision existante, à l’affiner et à l’élargir. » Les propriétaires français du domaine ne s’impliquent pas du tout dans le suivi quotidien de leur business sur le marché américain. « Je ne vais jamais plus de deux ou trois fois par an aux Etats-Unis et mes voyages sont souvent liés à des campagnes de relations publiques, reconnaît Clovis Taittinger. Toutes nos activités dans ce pays sont gérées localement. Heureusement d’ailleurs… »
C’est que les vins produits dans la Napa sont destinés au marché intérieur. 95% des 800.000 bouteilles de sparkling wine et des 200.000 cols de vin rouge vinifiés en Californie sont vendus sur le marché américain pour des prix variant de 30 à 150 dollars pour le « bubbly ». « C’est une marque très chère et premium qu’il serait difficile de vendre à l’étranger à de tels tarifs, reconnaît le directeur général de la maison rémoise qui travaille sous la présidence de sa petite sœur, Vitalie, qui est aussi en charge du marketing et de la communication Ces vins ne seraient pas compétitifs à l’étranger mais les Américains sont prêts à payer très cher des crus produits dans la Napa. » Carneros n’a d’ailleurs pas besoin de mettre en valeur ses origines champenoises pour séduire les amateurs de « sparkling wine ». « By Taittinger » est juste mentionné en petits caractères sous le label « Domaine Carneros ».
Le groupe communique toutefois beaucoup sur ses origines familiales, une caractéristique dont sont particulièrement friands les Américains. « La famille est le moyen de montrer nos racines et nos valeurs qui sont si importantes dans un métier comme le nôtre, confirme Pierre-Emmanuel Taittinger. Notre passé donne une garantie d’âme à nos produits. Les sociétés familiales représentent une certaine continuité et les gens sont de plus en plus à la recherche de telles valeurs. »
S’implanter aux Etats-Unis n’est, selon Clovis Taittinger, « ni plus compliqué ni plus simple que d’aller dans n’importe quel autre pays éloigné ». La taille du marché est un atout évident mais aussi sa vitalité: « Les Etats-Unis sont le pays de la création et de l’économie éternelle, résume le directeur général de Taittinger. Les Américains ont la capacité à se remettre constamment en question et leur dynamisme est incroyable. C’est toujours le bon moment d’aller là-bas car il y a sans cesse des opportunités de business à saisir. »
« J’aurais toutefois deux conseils à donner à des entrepreneurs qui seraient intéressés par ce marché, poursuit Clovis Taittinger : restez extrêmement humble et assurez-vous de respecter à la lettre les obligations administratives imposées par les autorités locales car si les Etats-Unis sont souvent considérés comme un pays très libéral, beaucoup de gens oublient que son cadre législatif et réglementaire est très strict. Il est donc primordial de s’entourer d’experts locaux pour s’assurer de ne pas faire d’erreurs. » Ce conseil doit particulièrement être suivi à la lettre pour les producteurs de vins et spiritueux, qui restent aux Etats-Unis soumis aux réglementations très strictes implantées après la Prohibition et qui rendent la logistique comme l’économie du vin nettement plus complexe qu’ailleurs. Le fameux « three-tier system », qui institue une séparation stricte entre producteurs (ou importateurs), distributeurs, et finalement détaillants, est connu pour augmenter les prix de l’alcool, en multipliant marges et taxes à chaque étape du processus. Et ça marche! Une bouteille exportée 5 dollars par un producteur français se retrouve ainsi être vendue cinq à six fois plus cher en boutique. Sans conseil spécialisé, et relais solides sur place, les erreurs peuvent coûter cher.
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