Vendredi 8 avril. C’est une conférence de presse aux allures de fête qu’organisent les membres de l’ALU (Amazon Labor Union) au milieu des entrepôts du géant de la distribution sur Staten Island.
Une semaine plus tôt, ils ont réalisé un exploit : obtenir, au terme d’un référendum très suivi, que les plus de 8 000 travailleurs de JFK 8, un entrepôt gigantesque situé dans une zone industrielle dans le nord de l’île new-yorkaise, rejoignent leur syndicat nouvellement formé. Cette victoire, au nez et à la barbe du deuxième employeur privé des États-Unis et de son patron multi-milliardaire Jeff Bezos, a été décrite comme un tournant majeur dans l’histoire du syndicalisme dans un pays où les organes de représentation des travailleurs se sont considérablement affaiblis depuis l’ère Reagan.
À quelques pas du pupitre dressé pour la conférence de presse, un homme coiffé d’une casquette jaune des Yankees applaudit ses camarades. Star du mouvement, l’Africain Brima Sylla a joué un rôle clé dans le triomphe de l’ALU. Sa mission : convaincre les nombreux Francophones de JFK 8 de voter pour le « oui » lors du référendum. « Il y a beaucoup de Gabonais, de Congolais, d’autres Africains francophones et des Haïtiens qui travaillent dans l’entrepôt », explique-t-il.
Brima a appris le français, mais aussi l’anglais et l’arabe, dans son Libéria natal et lors d’études au Maroc. Ancien enseignant d’histoire à New York, il venait de passer son doctorat en politique publique quand la Covid a déferlé sur le monde. « Les écoles ont fermé. C’était catastrophique », raconte-t-il. Sans activité, il trouve un job au sein de l’initiative new-yorkaise Test & Trace Corps, chargée d’endiguer la propagation du virus. Il reste pendant deux ans. Constatant qu’il ne pourra pas enseigner à l’université dans l’immédiat pour cause de persistance du virus et de baisse des effectifs d’étudiants, il décroche un job chez Amazon. Il est chargé d’enregistrer les commandes qui transitent par JFK 8 avant leur empaquetage.
Dans le même temps, le fondateur de l’ALU Chris Smalls et une poignée d’employés passés et actuels tentent de mobiliser leurs collègues autour de la création d’un syndicat. Leur ambition : réclamer à la direction de meilleures conditions de travail et une revalorisation salariale. Chris Smalls avait été licencié en mars 2020, au tout début de la pandémie, après avoir organisé une manifestation devant JFK 8 contre le manque de protections sanitaires au sein de l’entrepôt, où les cas de Covid se multipliaient. « J’ai vu qu’il y avait un mouvement et j’ai compris que la situation au sein de l’entreprise était mauvaise. Elle gagnait beaucoup d’argent. En même temps, les travailleurs n’avaient pas assez de revenus pour vivre correctement, se souvient-il. J’en ai parlé à ma femme, qui exerce un travail protégé par un syndicat. J’ai décidé de m’engager même si c’était risqué. C’était une manière d’aider les autres », raconte Brima Sylla.
Alors que Brima cible les immigrés africains, d’autres au sein de l’équipe multiraciale et multiculturelle de l’ALU travaillent au corps d’autres populations représentées au sein de JFK 8 : femmes noires, hispaniques… Ce « micro-ciblage » fut l’une des clés du succès du mouvement indépendant, non-affilié à une organisation syndicale existante.
Le Francophone traduit et diffuse des messages en français dans un groupe de travailleurs africains sur WhatsApp et sur les réseaux sociaux, tout en discutant avec ses collègues aux abords de JFK 8. « Je leur disais: c’est notre combat aussi. Nous ne pouvons pas être à l’arrière du bus. Quand une révolution est en marche, il faut être présent au début du mouvement. »
Avant les résultats du référendum, tombés le 1er avril, Brima Sylla était confiant. « J’étais à l’aise », dit-il. Malgré les tentatives de dissuasion de la direction d’Amazon, « c’était facile de convaincre les gens. La plupart sont issus de minorités. Ils ne pouvaient pas continuer de vivre dans une situation déplorable. Il fallait faire quelque chose pour changer ça. On n’avait rien à perdre…»
Forte de son succès à JFK 8, l’ALU vise désormais un centre de tri voisin, LDJ 5, dont les travailleurs voteront du 25 au 29 avril pour ou contre rejoindre le syndicat. La structure est plus petite – 1 600 employés – et les Francophones moins nombreux. Mais les revendications restent les mêmes : rémunération plus élevée, congés maladie payés, présence syndicale dans les conseils de discipline… « La révolution va continuer, assure Brima. On veut obtenir de bonnes conditions pour tout le monde. Car leur situation économique n’est pas bonne. »