Après plus de deux heures de route au départ de Dallas vers le nord, on arrive enfin à destination. Un grand parking appartenant à un centre de conférences, perdu au milieu de la campagne texane. Aux abords de cette zone de stationnement déserte se dressent deux trésors : un mémorial en hommage aux vétérans de la région, et, juste à côté, un édifice qui ne laissera pas les Français indifférents. Il s’agit d’une reproduction de la Tour Eiffel coiffée d’un chapeau de cowboy rouge. Bienvenue à Paris, Texas ! « On n’est jamais allés en France, mais on pourra dire qu’on a vu la Tour Eiffel », plaisante un Texan de Houston, après avoir pris un selfie avec son épouse devant cette réplique de vingt mètres de haut datant de 1996.
Paris, Texas, n’a pas grand chose à voir avec sa grande sœur française. Cette ville fondée au XIXème siècle ne compte que 20 000 âmes (ce qui est beaucoup pour le comté rural de Lamar, dont elle est le chef-lieu). À sa fondation en 1844, elle s’appelait Pinhook. Elle prendra officiellement le nom de « Paris » onze ans plus tard, à l’initiative de Thomas Poteet, un des employés du fondateur de la commune, le propriétaire terrien et élu local George Washington Wright.
Pourquoi la Ville Lumière ? Mystère. Une chose est sûre : le nord-est du Texas regorge de noms exotiques (Palestine, Athens, Corsicana…). « On peut venir à Paris et voyager d’un pays à l’autre en restant dans la région ! », sourit Glee Emmite, co-propriétaire d’un magasin de souvenirs local, pour le moins surprise de voir débarquer un journaliste originaire de « l’autre » Paris. Sa boutique, Bee Sweet Paris Gifts, est incontournable pour tout visiteur qui se respecte. Elle est bourrée d’articles en tout genre (carnets, tasses, aimants…) frappés de la fameuse Tour Eiffel texane. On y trouve même un t-shirt « Bonjour Y’all ! ».
Se balader dans les rues de Paris quand on est Français, c’est subir une dissonance permanente. Non, le « Paris Metro » n’est pas le métro parisien, mais le nom du gestionnaire des transports publics…
On a beau être dans le nord rural du Texas, à 8 000 km de la France, la langue de Molière est omniprésente, comme sur la porte du marchand de vin/galerie du coin, Trésors de Paris.
Ou ici, à Belle vie, le magasin de décoration d’intérieur, au rez-de-chaussée de ce bâtiment du centre-ville. On appréciera au passage cette belle pancarte avec la citation attribuée à l’actrice Audrey Hepburn, « Paris, it’s always a good idea ! ».
Certes, Paris n’est pas Paris. Ici, point de Seine ni de Notre-Dame ou de Champs-Elysées. La ville n’a pas non plus de lien avec le mythique « Paris, Texas » de Wim Wenders, tourné pour l’essentiel dans l’ouest du Lone Star State. Elle n’en reste pas moins charmante, avec son joli « Downtown » (ci-dessous) et son air suranné. Le centre-ville s’articule autour d’une place centrale bordée de petits commerces, dont un cinéma rénové datant des années 1920 et un (très) grand nombre d’antiquaires. Parmi ces derniers, Monique Cook, certainement la seule « Parisienne » de Paris. Patronne de Monique Antiques, cette globe-trotteuse octogénaire a sillonné le monde et les États-Unis avant de s’établir à Paris il y a quarante ans, quand elle a épousé un rancher. « Aujourd’hui, la Tour Eiffel est en métal, mais à sa création, elle était en bois. Il fallait la changer tous les ans car sa structure pourrissait ! », se souvient-elle.
Elle reconnaît que la ville est «morte», mais pour Monique, elle incarne aussi «la fierté et le courage texans». En effet, Paris a brûlé à plusieurs reprises dans son histoire, mais elle est toujours revenue. En 1916, presque la moitié de la commune a été ravagée par un incendie aux origines inconnues. Selon la légende, une étincelle causée par l’allumage du moteur d’un véhicule dans un entrepôt du sud de la ville, combiné à des vents forts, auraient entraîné le drame, dont la facture s’est élevée à onze millions de dollars. Rapidement, les habitants se sont mobilisés pour aider les rescapés et tout rebâtir. Paris martyrisée, mais Paris reconstruite !
Sur le plan politique, la ville est plus proche de Trump que d’Hidalgo ou Macron. Elle appartient à la circonscription du sénateur du Texas, Bryan Hughes, l’élu conservateur derrière le tournant droitier pris par l’État depuis 2020. Cet avocat évangélique est notamment le père de la loi SB 8 dite « du battement de cœur », qui a raccourci à autour de six semaines le délai légal pour un avortement au Texas, même pour les cas de viol et d’inceste. C’est la loi la plus dure en la matière dans le pays.
En outre, l’histoire de Paris est jalonnée de crimes racistes. Entre 1890 et 1920, au moins neuf hommes noirs ont été lynchés par des groupes de Blancs. Bien qu’anciennement dirigée par un maire républicain musulman (l’ex-cardiologue du président pakistanais Pervez Musharraf, qui est venu à Paris en 2006), remplacé en mai par une femme et un numéro 2 noir, la commune majoritairement blanche et chrétienne possède toujours un monument confédéré. Dressé près du centre-ville, devant un tribunal, celui-ci est dominé par la statue d’un soldat et décoré des bustes de quatre leaders sécessionnistes.
La présence de l’édifice suscite la controverse depuis longtemps, mais ce n’est pas la seul problème. Fondatrice de la Concerned Citizens for Racial Equality, une association qui prône l’égalité raciale à Paris, Brenda Cherry ne compte plus les incidents racistes contre lesquels elle a manifestés. En dix-huit années de militantisme, cette Afro-Américaine de 63 ans a aussi reçu de nombreuses menaces. Un beau jour, elle a découvert que son adresse avait été postée en ligne avec un message invitant les membres du Ku Klux Klan à s’y rendre. Lors des manifestations de Black Lives Matter de l’été dernier, qui ont gagné Paris aussi, des hommes portant leur arme à feu de manière visible se sont invités aux rassemblements pour, soi-disant, protéger les bâtiments et les commerces contre d’éventuels saccages.
En juin, quand la Tour Eiffel locale a été vandalisée par deux suspects – une homme et une femme blancs qui ont escaladé l’édifice, endommagé ses lumières et tagué les lettres BLM au sol, « les manifestants noirs ont été injustement blâmés pour cet incident », affirme Brenda Cherry. « Nous n’avons pas de problèmes de violence, mais de racisme ? Tout le temps ! Paris pourrait être un endroit agréable pour les personnes de couleur ou les individus pauvres en général. Encore faut-il vouloir regarder les problèmes en face ».