« Bissap Boabab » : l’enseigne colorée épelle fièrement en grandes lettres vertes sur fond saumon le nom d’un restaurant sénégalais auquel San Francisco avait fait ses adieux à grand regret en 2019. Le 28 septembre dernier, Bissap Baobab a officiellement rouvert ses portes. Au milieu des façades anodines de Mission street, le nouveau restaurant de Marco Senghor sonne comme une invitation à la fête, à l’espoir, aux rencontres, après deux ans de pandémie qui ont profondément meurtri ce quartier populaire de San Francisco.
« De nombreux petits commerces n’ont pas survécu, et des fonds d’investissement menacent de remplacer ces enseignes par des complexes d’appartements », explique Marco Senghor. « Pour empêcher cette gentrification, et préserver la culture et l’histoire de ce quartier, de nombreuses associations se mobilisent. J’ai d’ailleurs beaucoup compté sur leurs encouragements pour rouvrir le Baobab : la culture latine de ce quartier est une culture qui vibre, et qui, combinée avec la culture africaine, ne peut que vibrer encore plus ! »
Si Marco Senghor fait preuve de l’énergie qu’on lui a toujours connue depuis la fin des années 90 quand il a ouvert le premier Bissap Baobab, il ne cache cependant pas qu’il a pensé plusieurs fois à jeter l’éponge et tirer un trait sur son aventure san franciscaine. « Pendant mon procès, j’ai eu l’impression d’être passé au rouleau compresseur. On m’a détruit complètement, j’ai dû vendre le Baobab pour payer mes frais d’avocat. J’ai payé ma dette à la société, mais quand le COVID a commencé, je n’avais plus envie de faire quoi que ce soit. »
C’est une initiative de la ville de San Francisco qui a remis Marco Senghor en selle. Baptisée New Deal SF, elle proposait aux restaurants de fournir des repas aux plus démunis contre une rétribution de 10 dollars par repas. « Le sentiment de morosité qui m’enveloppait s’est transformé en rage de travail. Avec mes deux cuisiniers, on a travaillé comme des dingues et nous avons livré 190 000 repas en un an et demi. On se sentait vraiment valorisés par le sourire des gens à qui on apportait ces repas et qui nous attendaient avec impatience. »
En parallèle, de nombreux clients imploraient régulièrement Marco Senghor de redonner vie au Bissap Baobab, haut lieu de la fête et de la dance pendant presque vingt ans. Quand le propriétaire d’un grand espace vide lui propose d’occuper « ce grand paquebot » de 7000 square feet, le restaurateur appelle quelques amis et se lance dans l’aventure. « J’ai ouvert six restaurants, des médailles d’or, j’en ai déjà reçues et je n’ai pas besoin d’en avoir d’autres. Mais quand on me demande de refaire ma magie… Quand je regarde autour de moi, je m’émerveille d’avoir un endroit si grand, et aussi bien placé. » Le Bissap Baobab peut accueillir 220 personnes assises et 370 debout.
Pendant plusieurs mois, Marco Senghor a travaillé sans relâche pour transformer l’ancienne brasserie qui occupait précédemment les lieux : nouveaux sols, peintures fraîches. On retrouve beaucoup d’éléments décoratifs du Bissap Baobab d’origine, auxquels est venue s’ajouter une immense fresque qui regroupe les chanteuses Nina Simone et Miriam Makeba, l’activiste Dolores Huerta, la peintre Frida Kahlo, les écrivaines Amanda Gorman, Toni Morrison et Maya Angelou, ainsi que Myrna Melgar, la supervisor du district dont fait partie le quartier. « J’ai élevé par des femmes : ma mère, ma grand-mère, mes sœurs. Je voulais rendre hommage à des femmes qui, en dehors de ma famille, ont compté pour moi, explique Marco Senghor. Myrna Melgar était très surprise de se reconnaître sur la fresque. Quand ma mère était encore en vie, elle passait du temps avec elle, et lui parlait un peu en français. Quand je la vois sur cette fresque, elle me rappelle ma mère. »
Les couleurs du Bissap Baobab n’ont pas été choisies au hasard : le bar est de la couleur de l’hibiscus, qui donne son nom (« Bissap ») au restaurant, tandis que le turquoise et le rose sont censés rappeler l’île africaine de Gorée, plaque tournante de la traite des esclaves. « C’est une manière symbolique de rappeler nos origines, tout en partageant un message d’espoir. »
Au menu, on retrouve les classiques de la cuisine sénégalaise qui ont fait la réputation du Bissap Baobab : le poulet Yassa, le mafé, les cocktails au rhum arrangé, les jus de gingembre, hibiscus ou tamarin. « On ouvre l’après-midi vers 3-4pm, le dîner est servi à partir de 5pm, puis c’est musique et spectacle dansant », détaille Marco Senghor. Le matin, le restaurant se transforme en café, tenu par Margarita, une amie mexicaine du restaurateur. Celui-ci fourmille d’ailleurs d’idées pour faire du Bissap Baobab un véritable carrefour culturel dans la Mission.
« Le jeudi pourrait être baptisé le jeudi de la francophonie, explique le restaurateur. J’ai des amis du Moyen-Orient et du Maghreb, et on prépare une grande soirée couscous en novembre. On fêtera aussi la sortie du Beaujolais nouveau. On organise aussi régulièrement des French meet up qui rassemblent une soixantaine de personnes. On est là pour soutenir et développer la communauté francophone de la Bay Area. Le Baobab est bien ouvert, et prêt à accueillir un maximum de monde pour faire la fête. »
Bissap Boabab, 2247 Mission Street, San Francisco. Site