« Je suis français, américain et né à Hell’s Kitchen ». C’est ainsi que le sommelier Yannick Benjamin a pris l’habitude de se présenter, mais il pourrait dire la même chose de son nouveau business, Beaupierre Wines & Spirits.
Situé sur la 10e Avenue et la 47e rue, ce petit magasin de vin régale la clientèle locale depuis novembre. Il a aussi une valeur sentimentale forte pour l’entrepreneur de 45 ans : c’est un hommage au Hell’s Kitchen de son enfance et à l’héritage de ses parents, venus de France après la Seconde guerre mondiale. Sa mère Françoise, originaire de Bordeaux, s’est installée à New York dans les années 1970 comme au pair, « à la recherche d’une nouvelle aventure », tandis que son père, Pierre Benjamin, a fait partie des nombreux immigrés de la petite commune bretonne de Gourin à avoir traversé l’Atlantique en quête d’opportunités.
Il a foulé le sol new-yorkais le 3 janvier 1963, il y a tout juste soixante ans donc, laissant derrière lui la ferme familiale. « Ses frères se trouvaient déjà à New York, il les a rejoints. Il a vécu l’histoire classique de l’immigré. Son premier job était plongeur dans un restaurant (La Grenouille, ndr) », explique Yannick Benjamin.
Avec son épouse, rencontrée à New York, le paternel s’installe à Hell’s Kitchen. Beaupierre a élu domicile dans le bloc où ils vivent toujours – et où Yannick Benjamin a passé ses jeunes années. « Mon père parlait deux langues : sa première était le breton, sa seconde, le français. Il voulait que nous grandissions dans un environnement multiculturel. C’est ce que New York, et Hell’s Kitchen en particulier, offraient à l’époque, se souvient-il. Il y avait beaucoup d’enfants irlando-américains, hispaniques… J’étais exotique à leurs yeux car j’avais un nom qu’ils n’avaient jamais entendu. Pour eux, j’étais le Français, mais quand j’allais en France pendant l’été, j’étais l’Américain ».
Depuis, le quartier s’est « gentrifié », mais Yannick Benjamin est resté fidèle à New York. Avant de monter Beaupierre, référence au surnom de son père ,« handsome Pierre », le sommelier a travaillé dans plusieurs établissements locaux de renom (Le Cirque, Jean-Georges, The University Club, l’Atelier au Ritz Carlton…) et ouvert son propre restaurant, Contento, à East Harlem, dont il s’occupe aussi de la carte des vins. Sa femme, Heidi Turzyn, a également un beau palmarès dans le monde de l’hôtellerie et de la restauration. Elle fut notamment la responsable des vins et des boissons au fameux Gotham Bar and Grill, une institution du Village, et pour les restaurants du chef David Burke.
Les deux tourtereaux se sont rencontré à BurdiGala, un grand événement de dégustation de Bordeaux organisé à Manhattan. Quand la pandémie a frappé, le couple a décidé de se lancer dans une nouvelle aventure. « Pendant la crise sanitaire, on s’est interrogés sur le futur de la restauration. On s’est demandé ce que l’on pouvait faire. Quand on s’est aperçu que le futur local de Beaupierre était vide, on a décidé d’y ouvrir un magasin de vin compte-tenu de notre expertise dans le domaine. Vu les liens de Yannick avec le quartier, c’était l’endroit idéal ! », explique Heidi Turzyn.
Les clients sont accueillis, dans l’entrée, par les menus de Maxim’s et La Côte Basque, où Pierre Benjamin a travaillé. Côté vins, ils ont l’embarras du choix. Plus de cinq cent étiquettes issues de régions diverses (France, Europe centrale, Amérique latine…) sont proposées. Leur point commun : les vins ont tous été testés par Yannick Benjamin et/ou par sa femme.
Paraplégique depuis un accident de voiture en 2003 sur la West Side Highway, le Franco-Américain veut aussi faire de Beaupierre un établissement inclusif pour les clients et les employés. Une ambition que reflète sa sélection de vins, qui comprend la production de viticulteurs handicapés, indigènes ou responsables sur le plan social.
« J’ai toujours fait partie d’une minorité. En grandissant à Hell’s Kitchen, j’étais l’un des seuls Blancs au milieu d’un mélange d’ethnies. Puis, à 25 ans, j’ai eu un accident. Gaillard costaud, mesurant 1,86 mètre, sans problème de santé, je me suis soudain retrouvé dans un fauteuil roulant à plein temps. Ces expériences m’ont rendu plus conscient des formes de discrimination », explique l’entrepreneur, qui est aussi à l’origine de la fondation Wheeling Forward consacrée à l’amélioration du quotidien des individus en situation de handicap. « Nous voulons faire en sorte que tout le monde se sente le bienvenu chez nous. Car, même si nous faisons un bon boulot à notre échelle, le monde du vin est loin d’avoir éliminé toutes les barrières ».