Certains lieux ont la capacité d’accueillir toutes nos envies, tous nos états d’âme. Barbès est l’un de ceux-là. Un endroit où l’on va seul.e ou en groupe, quand on est d’humeur festive ou morose, quand on a soif de rencontres ou lorsqu’on veut tout simplement se réfugier dans la musique.
Le petit bar se cache au coin de la 9e rue et la 6e avenue à Park Slope, un quartier familial, devenu l’un des plus chers de Brooklyn. Durant l’hiver, une épaisse buée empêche de voir à travers la vitrine ce qu’il se passe à l’intérieur. Mais il suffit de pousser la porte pour entrer dans un univers à part.
Quelques tables, des banquettes rouges, un bar tout en longueur, et, au fond, une petite salle avec un piano, quelques chaises, des micros, une batterie, des haut-parleurs et des rideaux en velours rouge. C’est là où la magie opère. Quel que soit le soir de la semaine, on y joue quelque chose. La musique vous laissera peut-être perplexe mais jamais indifférent.e. Le mardi, on se déchaîne aux sons de fanfare de Slavic Soul Party et leur répertoire euphorisant des Balkans; le mercredi, on se laisse hypnotiser par la guitare de Mamady Kouyaté, génie guinéen, leader des Mandingo Ambassadors, qui mixe les sonorités électriques et traditionnelles; un autre soir, c’est de la musique colombienne, des mélodies country chantées en yiddish, ou encore du jazz mélangé à du tango.
C’est la garantie Barbès, depuis vingt ans : de la musique live tous les soirs (plus de 900 concerts par an) et surtout, de la musique qui n’obéit pas aux règles. « C’est un lieu qui a une programmation différente de n’importe quel autre endroit à New York, estime son propriétaire et cofondateur, Olivier Conan. C’est un laboratoire culturel ». Il programme ce qu’il aime, sans se préoccuper du remplissage. Ce qui compte c’est « une sincérité artistique et une authenticité individuelle, mais pas une authenticité de genre », lui qui a horreur de l’idée d’une musique pure et figée dans la tradition.
Le nom du bar, Barbès, est un clin d’œil au quartier près duquel Olivier Conan a grandi et un hommage à un Paris loin des clichés aseptisés, « un Paris un peu différent, plus immigré, plus mélangé », explique-il. Il est lui-même un hybride : musicien français vivant à New York depuis plus de trente ans, joueur de cuatro, une petite guitare d’Amérique Latine, et figure incontournable de la cumbia psychédélique, une musique qui fusionne sons traditionnels d’Amazonie et influences rock. Olivier Conan découvre la chicha, un genre de cumbia péruvienne, lors d’un voyage à Lima en 2004, et il contribuera à la diffuser en dehors du Pérou, notamment à travers son label, Barbès Records.
La famille d’Olivier Conan était peu musicienne. « Mon père trouvait que faire du piano, c’était un truc de bourgeois. » Son éducation musicale, il se la forge pendant l’adolescence, en écoutant du rock, du punk et beaucoup de musique latine. Lorsqu’il a à peine vingt ans, il quitte Paris pour les États-Unis après avoir rencontré une Américaine, et s’installe à Brooklyn dans les années 1990, au moment où New York danse encore au rythme de la salsa. La musique latine va influencer toute sa carrière. Il joue dans plusieurs groupes à New York : The Humphreys, Bebe Eiffel, Las Rubias del Norte, Chicha Libre.
En mai 2002, Olivier Conan et son ami, le guitariste Vincent Douglas, décident d’ouvrir leur propre bar à Brooklyn. « Je voulais avoir un lieu où je pouvais faire ce que je voulais » raconte-t-il. Les deux musiciens signent un bail commercial sur une ancienne laverie à Park Slope, payent tout par cartes de crédit, n’ont aucune expérience en gestion de bar, ou en business tout court. « On avait beaucoup de naïveté et très peu d’argent. »
Ça marche tout de suite. Ils organisent des concerts, mais aussi des soirées cinéma et une série de lectures avec la maison de publication McSweeney’s. La clientèle afflue. Un an après l’ouverture, Barbès a même droit à son cartoon dans le New Yorker.
Si Barbès est le résultat d’une bonne dose d’audace, sa réussite est aussi dûe à un contexte bien particulier. « Il y avait un désir de convivialité fou après le 11 Septembre, se rappelle Olivier Conan à propos des attentats de 2001. Il y avait ce sentiment que les New-Yorkais, c’est des gens bien. Ce côté entraide, communauté, convivialité, est très très fort ici. » Un esprit communautaire que Barbès cultive depuis un peu plus de vingt ans maintenant.
« Barbès, c’est mon endroit préféré au monde pour jouer », affirme Pierre de Gaillande, un musicien d’origine française qui a grandi aux États-Unis et qui traduit et chante en anglais les textes de Georges Brassens. Il découvre Barbès quelques années après son ouverture. « Je suis tout de suite tombé amoureux de cet endroit, je m’y sentais tellement bien et j’en ai fait mon objectif d’y jouer, se souvient-il. C’est une sorte d’alchimie magique, il y a tous les éléments pour en faire le lieu parfait pour les musiciens ».
Les groupes ont deux heures pour jouer, au lieu de l’heure habituelle, on leur offre des verres pour aider à la détente, les serveurs s’occupent de la collecte de donations, ce qui enlève la pression. Un sentiment d’intimité règne à Barbès, autant entre le public et les musiciens qu’entre les membres de l’audience. « Je pense qu’on a réussi à créer un lieu où les gens se sentent à l’aise artistiquement et humainement », estime Olivier Conan. Un lieu où l’on se sent chez soi. « Barbès, c’est notre siège. Qu’il pleuve ou qu’il neige on est là », dit fièrement Mamadou Kouyaté, le leader des Mandingo Ambassadors qui y joue depuis plus de dix ans.
Une levée de fonds et les aides de la municipalité ont permis à Barbès de rester ouvert durant la pandémie de covid. Olivier Conan se souvient de la reprise de la musique live en juin 2020 : « Il y avait douze personnes masquées dans la salle et trois musiciens sur scène. Le premier concert qu’on a fait, la moitié des gens se sont mis à pleurer, moi y compris » Depuis, Barbès a retrouvé son ardeur d’antan, son propriétaire prépare de nouveaux projets – dont un répertoire tout en français -, et la foule intergénérationnelle se bouscule à nouveau dans la petite salle rouge, au rythme de la musique qui réchauffe les cœurs.