Quand je la retrouve au restaurant Docks de Midtown, non loin de chez elle, Annie Cohen-Solal me demande d’emblée si ma fille est inscrite au Lycée français de New York et s’indigne énergiquement de ma réponse négative. Tout son discours pour la remise de la légion d’honneur, me dit-elle, a été un éloge du Lycée français, où son fils fut élève avant d’entrer à l’université Johns Hopkins: dans le secondaire, l’éducation française est la meilleure qui soit, et dans le monde d’aujourd’hui, l’appartenance à deux cultures est la plus grande richesse possible, qu’il serait un crime de ne pas cultiver. J’écoute et hoche la tête, un peu honteuse (même si ma fille est parfaitement bilingue). À n’en pas douter, Annie Cohen-Solal est une militante.
Son attachement au lycée français a une autre cause, plus anecdotique et personnelle. Quand son fils Archibald y était élève, Annie, prise un samedi d’un violent mal de dents, est allée consulter dans l’urgence un autre parent d’élève, un dentiste égyptien. En bavardant avec lui, elle a découvert que sa femme venait d’Algérie et faisait partie de la grande famille des Bengana: elle avait été mise au monde par le propre père d’Annie, le chirurgien Georges Cohen-Solal, professeur d’histologie, collectionneur et sculpteur, véritable homme de la Renaissance. Les familles Bengana, musulmane, et Cohen-Solal, juive et installée en Algérie depuis des générations, étaient amies. Cinquante ans après, elles se retrouvent à New York grâce au Lycée français. Le hasard de cette rencontre a suscité en elle le désir très fort de renouer avec ses origines algériennes: ce pourrait être le sujet de son prochain livre.
Cette petite cousine de Jacques Derrida est née à Alger où elle a fréquenté le lycée Fromentin jusqu’à quatorze ans avant de partir pour la France en 1962 avec sa famille, son père, sa mère, sa soeur Lynne aujourd’hui maire-adjoint de Paris, son frère Jean-Martin, devenu médecin et en charge de la santé publique, tous deux militants socialistes. À l’arrivée en France, son père a dit: “L’Algérie c’est fini. On n’en parlera plus.” Ils n’en ont plus parlé, jamais. Et l’Algérie est restée congelée en eux.
Annie a fréquenté le lycée Molière, où elle a également fait une khâgne et une hypokhâgne, avant de s’inscrire en lettres à Nanterre, où elle a dirigé le club de musique classique et milité avec Cohn-Bendit en 1968. Deux lectures ont joué un rôle décisif: la préface de Sartre à Aden Arabie de Paul Nizan, que lui avait recommandée Nicolas Grimaldi, son professeur de philosophie en khâgne à Molière, et qui a déterminé son sujet de maîtrise. Et celle des textes de Frantz Fanon, où elle a découvert l’histoire du décret Crémieux qui, en accordant la nationalité française aux juifs algériens, les a séparés de la population musulmane–décret brutalement abrogé en 1941… Cette lecture a entraîné une interrogation profonde sur son identité de juive française d’Algérie. Enfant, elle adorait l’école française. Son pays, c’était l’Algérie. Pourquoi ne parlait-on pas l’arabe à la maison? Pourquoi n’y avait-il pas de carte de l’Algérie, mais une carte du Massif Central, sur le mur de sa classe à Alger? Pourquoi apprenait-elle l’histoire des rois de France et pas l’histoire locale?
Annie Cohen-Solal a fait une maîtrise puis une thèse sur Paul Nizan, sous la direction de l’historienne Annie Kriegel. Dans le cadre de son travail de maîtrise, elle a rencontré Sartre à vingt ans et l’a interviewé. En 1969, elle est allée vivre dans un Kibbutz en Israël parce qu’elle voulait faire l’expérience d’une démocratie directe avec des militants d’extrême-gauche. En 1972 elle est partie comme lectrice à l’université de Berlin, et y est restée cinq ans. Elle y a appris le yiddish, elle est devenue une fan de Rosa Luxembourg. En 1977, grâce à un billet gratuit que lui a donné une amie, elle a passé un weekend à New York et est tombée amoureuse de la ville. Puis elle est retournée en Israël, où elle a enseigné à l’université de Jerusalem pendant deux ans. Elle s’est intéressée à la Kahina, une guerrière berbère du VIIème siècle qui avait unifié le Magreb et s’était opposée aux Arabes. Au cours de ces années, elle a appris l’allemand, l’hébreu, et l’arabe.
À quoi tient une carrière scientifique? Dans le cas d’Annie Cohen-Solal, le hasard semble avoir joué un rôle déterminant. En 1980 sa thèse, Paul Nizan, communiste impossible, a été publiée par Grasset, et elle s’est retrouvée sur le plateau d’Apostrophes, invitée par Bernard Pivot. Elle a été remarquée par l’éditeur américain André Schiffrin, qui, avec une audace tout américaine, il a proposé à la jeune femme d’à peine trente ans, inconnue dans les milieux intellectuels et universitaires, d’écrire la biographie de Sartre qui venait de mourir. En France une telle biographie aurait été commandée à une grosse pointure comme Jean Lacouture ou Pierre-Jean Remy. De toute façon personne en France ne s’intéressait alors à la biographie de Sartre. Shiffrin n’a réussi à convaincre aucun éditeur d’acheter le livre pas encore écrit.
Hasard, peut-être: mais encore faut-il savoir saisir l’occasion aux cheveux. Laissant tomber son projet de livre sur la Kahina, Annie Cohen-Solal a tenté l’aventure et n’a pas démérité de la confiance que lui témoignait Schiffrin: elle a mis trois ans et demi à écrire le manuscrit pour lequel il lui avait accordé quatre ans, et le résultat était si convaincant qu’en 1985 vingt-cinq éditeurs français ont souhaité acheter le manuscrit achevé. Les enchères ont monté. Pour un million de francs, Gallimard l’a emporté, et c’est avec ce manuscrit que la maison Gallimard a commencé sa collection “Biographie.” Le livre a été presque aussitôt vendu dans une vingtaine de pays et Annie Cohen-Solal a commencé une tournée dans le monde entier, qui a duré quatre ans et provoqué dans certains pays une “Annie mania,” tant l’auteur a séduit les media.
En 1989, le hasard a à nouveau joué un rôle décisif dans la vie et la carrière d’Annie Cohen-Solal. Invitée à une émission de télévision en Allemagne, elle a refusé de répondre à la question sexiste du présentateur qui lui demandait si elle aurait pu tomber amoureuse de Sartre. L’échange a réjoui le Chancelier Kohl, qui regardait le débat et pour une fois ne s’ennuyait pas devant le petit écran. Il a envoyé une lettre cérémonieuse à Annie Cohen-Solal et l’a fait inviter à l’Elysée lors d’un passage à Paris, signalant au Président François Mitterrand que l’auteur de la biographie de Sartre était excellente à la télévision. Deux mois plus tard Cohen-Solal, qui habitait alors un petit studio à Maine-Montparnasse, était nommée conseiller culturel à New York, alors qu’elle n’avait jamais fait de diplomatie et jamais occupé de poste dans l’administration. Créatrice, elle s’est retrouvée bureaucrate. Déjà connue de toute la presse américaine, elle avait l’habitude des media et s’est découvert une grande aisance pour le fundraising. Elle a invité Ariane Mnouchkine pour Les Atrides en 1992; elle a fait mettre un minitel dans la café du MoMa lors de l’exposition Matisse, obtenant ainsi que les Américains parlent enfin de la technologie française; elle a facilité le retour des Arts florissants et reçu un BAM award; elle a créé les Centres d’excellence universitaires.
Une rencontre lors d’un dîner en 1989, peu après son arrivée à New York, a déterminé un nouveau tournant dans sa carrière: celle du galeriste et marchand d’art Leo Castelli, alors âgé de quatre-vingt un ans. Marié à une Française, Castelli a pris sous son aile la jeune conseillère culturelle française dont il a tout de suite senti le tempérament guerrier: «Vous allez prendre la ville d’assaut, avec votre jupe orange et vos gants longs!» Alors qu’elle voulait écrire un livre sur les relations entre intellectuels français et américains après la seconde guerre mondiale, il lui a suggéré de travailler plutôt sur l’art américain. Elle l’a écouté, se détournant une deuxième fois de son désir propre et de son domaine de connaissances pour saisir l’occasion et sauter dans l’inconnu. Son poste de conseiller culturel lui a permis d’observer le monde de l’art newyorkais, auquel Castelli l’a initiée. Années riches, passionnantes, pendant lesquelles est également né son fils Archibald, dont le père est grand mécène américain. En 2000 elle a publié Un jour ils auront des peintres, retraçant l’histoire de la peinture américaine de 1867, date de l’exposition universelle à Paris, à 1948, date de la première biennale de Venise après la guerre.
Quand son contrat de conseiller culturel s’est achevé en 1993 et qu’elle a dû redescendre des faîtes de la brillance mondaine et du pouvoir culturel, Annie Cohen-Solal a connu une période difficile à cause de la maladie. Pendant une dizaine d’années elle a vécu avec son fils entre Paris et New York, d’abord visiting professor à NYU, puis rentrant en France en 1997 où elle est devenue professeur d’études américaines à l’Université de Caen et a enseigné à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. En 2005 elle est retournée vivre à New York, ayant obtenu la bourse de la Fondation Pollock, et enseigne depuis 2005 à la Tish School of the Arts de NYU comme visiting art professor, se spécialisant dans une discipline originale qu’elle a créée elle-même entre le l’histoire culturelle et la sociologie de l’art.
Après avoir signé un contrat avec Knopf pour la biographie de Leo Castelli, elle a fait son propre fundraising auprès de trois fondations américaines pour financer l’écriture du livre. Pourquoi Castelli? Comme Sartre, il est un passeur. Il a changé la culture de l’art aux États-Unis et dans le monde. Il n’est pas courant de voir une Française livrer aux Américains le portrait d’une de leurs grandes figures, et le faire avec une exactitude, une minutie et une exhaustivité qui ont pu irriter l’auteur du récent article de cinq pages dans The New Yorker sur le livre de Cohen-Solal, “Leo the Lion.” Sa lecture achevée, Peter Schjeldahl avoue être retourné lire les cent première pages sur le contexte historique, l’Italie de la Renaissance, Trieste et la famille, et les avoir trouvées passionnantes pour l’éclairage qu’elles apportaient sur l’origine d’un phénomène tel que Leo Castelli.
Le long article du New Yorker, et même la réticence initiale de son auteur, prouvent qu’Annie Cohen-Solal, Française juive d’Algérie, passeuse de savoir de l’ancien monde au nouveau, guerrière en jupe orange, a su conquérir l’Amérique par son sérieux scientifique. Quand elle était jeune étudiante et militante d’extrême-gauche à Nanterre en 1968, rien ne laissait prévoir un tournant américain dans sa vie. Il est clair aujourd’hui qu’une carrière comme la sienne, parsemée de brillants hasards et refusant le carcan d’une discipline et d’une spécialité, la destinait à vivre aux États-Unis.
0 Responses
C’est dingue, c’est toujours ces “guerrieres de l’extreme-gauche” qui menent
les vies d’extreme privilege…
quel bonheur de pouvoir retracer son passe au travers de cet article.
comme je souhaiterais tout comme Annie retrouver mes amis musulmans d algerie en l occurence Tlemcen.. Juive de cette ville et ce depuis 400 ans tout comme Annie, l amitie et la sincerite s etaient etablies avec nos voisins musulmans,le respect pour la religion, pour les familles, le commerce, et au dessus de tout la confiance
si ce message pouvait etre transmis a Mme Cohen Solal peut etre qu un cercle Franco Algerien pourrait se creer.
Merci pour cet article d une valeur incommensurable
Découverte par hasard de ce (vieil) article généreux et qui décrit – très bien – une personne bien peu ordinaire. L’auteur, avec cette écriture haletante, provoque un vertige semblable à celui qu’éprouvent les visiteurs d’Annie : tendrement épuisante et généreusement foutraque.