C’était l’époque où les films de science fiction pouvaient être en noir et blanc. “Alphaville”, de Godard, sort en version remasterisée au Film Forum à New York.
Le voyage à Alphaville commence un soir à 24h17 heure océanique. À son terme, 99 minutes plus tard, le spectateur sera incapable de vous dire combien de temps a duré le périple de Lemmy Caution. Quelques heures ? Un mois ? Deux ans ?
C’est que le temps n’a pas de prise dans cette cité froide et aseptisée. Véritable parangon de l’absurde, elle est gouvernée par l’ordinateur Alpha 60 qui travaille sans relâche au maintien de l’ordre. C’est dans ce décor que l’agent secret Lemmy Caution part à la poursuite du professeur Von Braun. Son objectif : le neutraliser.
Godard excelle dans la maniement des symboles et Alphaville devient bientôt une puissante allégorie du système totalitaire. Un de ses habitants énonce ce que serait la devise de la ville si elle en avait une: « Il ne faut jamais dire pourquoi mais parce que ». Ceux qui ne se plient pas à la règle d’or sont soigneusement éliminés, électrocutés au théâtre ou fusillés à la piscine. Ces exécutions données en public n’émeuvent plus personne. Il faut dire qu’il y a longtemps que les émotions ont été banies d’Alphaville.
« Il arrive que la réalité soit trop complexe pour la transmission orale » … et écrite a-t’on envie d’ ajouter. Son film, c’est encore Godard qui en parle le mieux à travers Lemmy Caution. « Toutes les choses étranges sont normales dans cette putain de ville » s’exclamera celui-ci, excédé par l’attitude des habitants d’Alphaville. Dans ce royaume déshumanisé, où le dictionnaire ne cesse d’être actualisé, faisant disparaître au fur et à mesure des mots devenus interdits, il y a quand même de l’espoir. La muse du cinéaste, Anna Karina, en est l’illustration radieuse. Preuve vivante que rien n’est jamais figé, on voit la résistance poindre et finalement triompher chez celle qui ne connaît pas le sens du mot amour. C’est le poète Paul Éluard, dont elle n’aura de cesse de lire les vers de Capitale de la douleur, qui guidera Natasha -le personnage d’Anna Karina- tout au long de sa renaissance, jusqu’à ce qu’elle (re)devienne humaine. Le combat sera long et difficile. La victoire, traduite par l’articulation pénible, aux toutes dernières minutes du film, de la phrase “Je vous aime” consacre la force de l’écriture poétique et son pouvoir sur le coeur des Hommes.
Si l’action se déroule dans le futur, c’est pourtant bien sur le présent que repose toute la réflexion du film. Citant de manière imprécise Borges, Natasha déclare : « Dans la vie il n’y a que le présent. Personne n’a vécu dans le passé, personne n’habitera le futur ». A l’inverse d’Alpha 60, obsédé par la recherche de certitudes, le spectateur sort du film avec plus de questions que de réponses. Si Godard voulait ouvrir le champ d’une réflexion sur l’investissement du temps présent, voilà une grande réussite.