« If I can make it here, I’ll make it anywhere », dit la chanson. Pour les entrepreneurs de la tech française, on pourrait renverser l’adage : si tu veux réussir, tu dois réussir ton implantation américaine. Nombreux sont les fondateurs de start-up qui, aussitôt bouclée leur levée de fonds, viennent s’installer à New York, destination idéale à mi-chemin entre l’Europe et la côte Ouest. Comment se passe le transfert, et comment gérer des équipes sur deux continents ? Nous interrogeons des entrepreneurs et entrepreneuses venus conquérir l’Amérique. Cette semaine : Alix de Sagazan, cofondatrice et co-CEO d’AB Tasty.
Alix de Sagazan débarque à New York avec mari et enfants en septembre 2018. À l’époque, AB Tasty, la start-up qu’elle a cofondé avec Rémi Aubert, souffle ses huit bougies. L’entreprise SaaS, qui permet aux équipes digitales d’expérimenter et de personnaliser les parcours utilisateurs, a bouclé un an plus tôt une belle levée de fonds de 17 millions d’euros, avec pour condition de développer les États-Unis. L’Amérique du Nord est alors gérée par une petite équipe « Go to market » de trois personnes que rejoint Alix de Sagazan. La co-fondatrice quitte donc ses équipes parisiennes pour s’installer dans le quartier de Tribeca, où les bureaux d’AB Tasty se trouvent toujours aujourd’hui.
Les débuts aux États-Unis sont difficiles. « Je garde un très mauvais souvenir de ma première année », raconte Alix de Sagazan. En Europe, la croissance n’est pas un long fleuve tranquille, et il reste beaucoup de choses à régler. L’entrepreneure et le cofondateur d’AB Tasty se sont partagé le rôle de CEO – « un mode de management qui se fait de plus en plus ». À Rémi Aubert (resté en France) la tech, le produit et le service client. Alix de Sagazan, de son côté, garde la main sur les ventes, les partenariats et le marketing, soit près de la moitié des effectifs.
Son départ déstabilise les équipes, l’obligeant à faire beaucoup d’allers-retours, tout en recrutant à tour de bras aux États-Unis. « Je passais mes matinées à gérer l’Europe, et mes après-midis à recruter des gens. J’ai mal géré mon départ, je suis partie dans la douleur ».
La pandémie de Covid n’arrange rien. C’est un moment difficile pour l’entreprise, qui peine à finaliser une nouvelle levée de fonds. Alix de Sagazan attend un nouvel enfant. Les frontières se ferment, obligeant à trouver de nouvelles façons de manager à distance. « Le Covid a changé nos méthodes de travail, analyse l’entrepreneure. Aujourd’hui, les réunions sont plus efficaces, on va droit au but. On fait davantage de pilotage par les données ». Mais la transition n’est pas sans difficulté.
Côté recrutement, Alix de Sagazan prend ses marques : « Au départ, j’ai manqué de confiance en moi. Je recrutais surtout des Européens vivant aux US, je pensais que ce serait plus simple et que notre start-up française ne serait pas attractive pour des profils 100% US ». Trois ans plus tard, elle est à la tête d’une équipe de 40 personnes, majoritairement des Américains. « Sur 40 personnes, il n’y a plus que deux Français, qui viennent du bureau de Paris, relève-t-elle. Aujourd’hui, je ne me pose plus de question, et je recrute des Américains ». Avec un bémol, toutefois, elle constate que tous les Américains recrutés ont, « d’une façon ou d’une autre, une sensibilité européenne et une attache avec l’Europe ».
« Je suis extrêmement contente du développement de mon équipe depuis deux ans, explique Alix de Sagazan. Les Américains m’ont beaucoup appris. J’adore la culture business américaine, pragmatique, orientée sur les données et les objectifs, avec un vrai don en marketing et en storytelling, et un optimisme, une résilience et une énergie inébranlables ».
Pas question pour autant de renoncer à sa culture française et européenne : « Quand je suis arrivée, beaucoup m’ont dit que je devais devenir américaine. C’est une erreur. Les Européens apportent une spontanéité, un bon sens paysan et débrouillard qui apportent beaucoup aux entreprises américaines ».
Cinq ans plus tard, l’atterrissage est un succès. 2023 est d’ores et déjà une année charnière pour AB Tasty, qui affiche des comptes à l’équilibre et une croissance de 27%, menée notamment par l’Amérique du Nord (+50%). Parmi le millier de clients de l’entreprise, quelques fleurons de l’industrie locale : Disney, Sephora, Patagonia, Papa John’s…
Alix de Sagazan, de son côté, a trouvé son équilibre, avec des matinées chargées mais des après-midis plus calmes et plus propices à la réflexion. « Pour faire du travail de fond, être aux États-Unis, c’est fantastique ! », estime-t-elle, fière de son « entreprise avec une âme » qui a su allier la culture business américaine au style de vie européen. « Aujourd’hui, dit-elle, nous avons le meilleur des deux mondes : d’un côté, l’optimisme américain que nous avons insufflé à toute l’entreprise, de l’autre, un mode de vie à la française, de vraies vacances où on décroche pour de vrai, des pauses apéro… ». Energie yankee et bon sens gaulois, la recette du succès ?