C’était une semaine avant l’investiture de Donald Trump, mais déjà on ne parlait que de lui. Venus à New York pour le grand raout du commerce, le salon de la National Retail Federation (NRF), les spécialistes français du secteur étaient, comme leurs homologues américains, tiraillés entre des prévisions plutôt roses pour l’économie américaine, et l’imprévisibilité du nouveau président américain. À la Retail Party de French Founders, dimanche 12 janvier, l’ambiance était surtout à l’attentisme : Donald Trump fera-t-il tout ce qu’il a dit ou s’agit-il d’une tactique de négociation ? « Nous devons couvrir nos arrières, explique la présidente d’une belle marque de mode américaine. Personne ne sait pour le moment ce qui va se passer. Si ces hausses des droits de douane se concrétisent, nous réagirons avec prudence, en observant ce que fait le marché. »
Une chose est sûre, tous les économistes sont d’accord pour prédire qu’il y aura cette année un « exceptionnalisme américain », avec une croissance beaucoup plus élevée que dans le reste du monde. Comme l’explique Joyce Chang, Global Head of Research chez JP Morgan, « les États-Unis seront le seul pays à revenir à des niveaux de croissance pre-COVID », avec une croissance du PIB attendue entre 2 et 2,5%, en légère baisse par rapport à 2024. L’inflation est en baisse, même si elle reste sticky (essentiellement dans le domaine des services), et le marché du travail est très sain, avec un chômage faible. Gregory Daco se félicite également de la hausse de la productivité, plus forte aux États-Unis qu’ailleurs, et conclut : « Nous avons l’une des économies les plus fortes que nous ayons jamais eue ! ».
Cette croissance exceptionnelle repose avant tout sur le dynamisme d’achat des consommateurs, qui (pour peu qu’ils détiennent des actifs aux États-Unis) se sont sensiblement enrichis depuis le début de la pandémie. Ainsi, la cuvée Black Friday de 2024 a vu des volumes de vente en hausse de 17% par rapport à l’année précédente, avec des pointes à 6000 transactions par seconde. Cette forte propension à consommer contraste avec l’attitude encore très pessimiste des Américains. Pour Gregory Daco, ce pessimisme vient du fait que les consommateurs comparent les prix d’aujourd’hui aux prix pre-covid… en oubliant que depuis le covid, les salaires ont augmenté de près de 22%.
Cette croissance au beau fixe ne concerne pas tout le monde aux États-Unis. Joyce Chang rappelle que 35% des Américains ne possèdent pas leur habitation et que près de 40% ne détiennent pas d’actions. Dans ce contexte, et grâce à une disponibilité du crédit élevée, une partie de la population a tendance à s’endetter pour subventionner son mode de vie, via les crédits à la consommation et autres cartes de magasin, provoquant des taux d’impayés à la hausse.
Au-delà de ces inégalités persistantes, les économistes identifient des facteurs de risque pour la croissance nationale. Au premier rang de ces facteurs, une politique restrictive sur l’immigration qui pourrait augmenter les salaires et affecter la productivité. Tous les économistes présents à la NRF sont d’accord pour dire qu’une politique de l’immigration plus restrictive viendrait affecter la croissance à long terme, et causerait des problèmes immédiats dans l’agriculture, l’agroalimentaire et la construction. « 80% des migrants illégaux travaillent », rappelle Gregory Daco, tandis que Sarah Wolfe, économiste senior chez Morgan Stanley, s’inquiète d’une baisse de l’immigration sur la croissance démographique du pays.
Deuxième gros facteur de risque : l’augmentation des droits de douane promise pendant la campagne par le nouveau président américain. « Les États-Unis menacent d’augmenter les droits de douane sur la Chine alors même que la part des États-Unis dans le commerce global a baissé et que les importations américaines de la Chine sont plus élevées aujourd’hui que sous la première présidence Trump. Certes il y a eu des politiques industrielles volontaristes de reshoring, par exemple pour les semi-conducteurs, mais ce reshoring est plus facile à dire qu’à faire dans de nombreux secteurs », explique Joyce Chang, qui s’inquiète des politiques de représailles des partenaires commerciaux lésés, et qui conclut : « les droits de douane, tels qu’ils ont été proposés sur le Mexique, le Canada et la Chine, se traduiraient par une hausse de l’inflation de 1% et une baisse de la croissance de 0.7% ».
Dans ce contexte, comment les commerçants se préparent-ils aux possibles hausses des droits de douane ? Les Français n’ont pas oublié les mesures prises par Donald Trump sous sa première présidence, contre notamment des sacs à main, des vins, des produits de beauté, des confitures… L’inquiétude est palpable, et certains commerçants prennent les devants en augmentant leurs stocks. « Tous nos produits sont importés de France donc nous suivons la situation avec beaucoup d’attention. Nous sommes assez inquiets car c’est difficile de gérer une hausse des droits de douane, surtout pour des produits premium comme les nôtres, déclare un fabricant de produits fins français importés aux États Unis. Nous avons déjà vécu ce type d’actions par le passé donc nous nous préparons. À court terme, nous augmentons nos stocks sur place. Il faut que les diplomaties se parlent ! »
Mais accroître ses stocks est plus facile dans certains secteurs que dans d’autres. Dans la mode par exemple, il est très difficile de prévoir les tendances, et les marques n’ont souvent qu’une saison d’avance. De plus, augmenter ses stocks coûte cher, et ce ne peut être qu’une mesure de court terme.
Sous le premier mandat de Donald Trump, les importateurs américains avaient pris sur leur marge la grosse majorité des hausses de droits de douane. Pourront-ils faire de même cette fois ? Joyce Chang pense que la répercussion de ces augmentations sur les consommateurs sera plus élevée cette fois. Mais un dollar fort pourrait aider les commerçants européens à compenser une partie des droits de douane.
In fine, tout dépendra des produits qui seront visés. Sous Trump 1, les hausses se sont d’abord portées sur les produits de consommation intermédiaire avant de toucher les biens de consommation. Qu’en sera-t-il cette fois-ci ? Devant une inflation pas encore totalement maîtrisée, Gregory Daco veut espérer que Donald Trump protègera peut-être les biens de consommation.
Enfin, la hausse des droits de douane pourrait, chez certains commerçants, précipiter quelques réflexions de reshoring. Ainsi, Jérôme Bermont, directeur financier de la division internationale chez Harper Collins Publishers (Groupe NewsCorp), nous explique : « De nombreux livres HarperCollins sont imprimés en Chine (dont les livres pour enfants et les Bibles) et le papier utilisé par les imprimeurs américains vient en bonne partie du Canada. Dans un marché où les marges sont faibles, deux options s’ouvrent à nous : répercuter les coûts sur les consommateurs – mais la sensibilité au prix est importante sur certaines catégorie de livres – ou réduire l’exposition à l’étranger. Nous avons déjà réduit le volume des impressions en dehors des États-Unis dans le passé. Une augmentation des droits de douane accélérerait probablement certaines décisions déjà à l’étude en interne ».
Mais encore une fois, le reshoring n’est une option que pour certains commerçants. Dans le luxe, changer de fournisseur n’est tout simplement pas une option : « Nos produits sont faits depuis plus de 100 ans avec des produits d’Italie, de Suisse, d’Allemagne… Nous ne changerons pas nos sources d’approvisionnement, droits de douane ou pas ! », nous déclare une belle marque de luxe Made in France. Chez les commerçants français présents aux États-Unis, l’heure est donc au Wait and see – avec l’espoir que, comme souvent en politique, la réalité économique prendra le dessus sur les discours de campagne.