Pour sa dernière exposition avant fermeture – rassurons-nous, les espaces du rez-de-chaussée seront conservés – la galerie Gagosian de Madison Avenue voit grand. Grand par le choix de la figure de Picasso, contestée mais néanmoins incontournable, et grand, par un choix d’œuvres rarement exposées, cinquante en tout, conçues entre 1896 et 1972. Une douzaine d’entre elles n’ayant d’ailleurs jamais été vues que dans l’atelier du maître.
Ce sont les échanges nourris entre le fondateur de la galerie, Larry Gagosian, et la fille du peintre espagnol, Paloma Picasso, qui ont mené à l’exposition « Picasso : Tête-à-tête », visible jusqu’au jeudi 3 juillet, où les œuvres, peintures, sculptures et dessins, d’époques et de style différents, entament une conversation entre elles. Cette scénographie, étalée sur trois salles et deux étages, où l’on fait fi de la chronologie et d’une quelconque logique reliant les œuvres par leur technique, invite le spectateur à observer les connections qui s’opèrent entre elles. Ici, entre deux peintures de femmes allongées et une céramique, là entre un dessin, à la sanguine, d’un poupon potelé et celui, au crayon, d’une petite fille, en réalité Paloma, au regard de poupée…
Cette mise en scène protéiforme, nous la devons à l’artiste lui-même. En une sorte d’hommage, la galerie a pris modèle sur une exposition installée par Picasso lui-même, en 1932. Il accroche ses œuvres à la galerie George Petit, à Paris, pour ce qui sera sa première rétrospective personnelle. Quand on lui demande comment il va arranger cette exposition il répond : « Mal. Car une exposition, comme un tableau, bien ou mal « arrangée », cela revient au même. Ce qui compte, c’est l’esprit de suite des idées. »
Photo de l’accrochage de 1932, reproduite à la Gagosian, sur les murs de l’exposition. © M. Deslandes
Il fait alors le choix de juxtaposer les œuvres dans un éclectisme brillant. Son intention est limpide, son biographe John Richardson nous éclaire : « Le décalage était stratégique. Picasso voulait que son œuvre disparate soit perçue comme un tout organique et non pas découpée en “périodes” arbitraires par les critiques et les universitaires, sans son autorisation. » L’exposition d’aujourd’hui, refusant la chronologie, s’appuie donc sur la volonté de l’artiste de concevoir, au travers d’un ensemble d’œuvres, une œuvre ultime, mouvante, émouvante, riche des interactions entre ses éléments, mais aussi de ses interactions avec les visiteurs. L’artiste espagnol disait d’ailleurs : « Un tableau ne vit que par celui qui le regarde. »
Le dialogue peut donc commencer. Parcourir l’exposition procure un plaisir qui est difficilement avouable compte-tenu des sources historiques ayant révélé, ces dernières années, les violences faites aux femmes par l’artiste. Pourtant, quelle joie que ce tête-à-tête avec l’artiste, avec ces œuvres jamais vues ! On venait voir une énième exposition du monstre génial, on contemple des images d’une grande douceur. Les pièces exposées viennent en grande partie de la collection de sa fille. Ce qui explique sans doute pourquoi les thèmes qui y sont développés, touchant à l’enfance ou à la famille, sont « aimables ». Portraits de bambins, poupées, lecture, jeux, maternité, seules quelques toiles, sur le thème de la relation amoureuse, comme Baiser, Baiser II ou Homme et femme nus, sont imprégnées de la violence amoureuse qui fait polémique dans l’œuvre (et dans la vie ?) de Picasso.
Outre les peintures et petites sculptures évoquant l’enfance et les scènes d’amour féroces, quelques portraits de femmes contiennent une douceur infinie. On se plaît à contempler les couleurs claires, étonnamment délicates, développées par l’artiste. Comparées aux tons primaires des tableaux liés aux jeux d’enfants, ces teintes apparaissent paisibles, une sorte de volupté placide s’en dégage.
On regrette le peu de matériel critique mis à disposition du visiteur, l’absence de cartel et d’explications des œuvres. Les plus curieux acquerront le catalogue illustré qui comprend une conversation entre Paloma Picasso et le peintre britannique Philippe Doig ainsi qu’une traduction anglaise de l’entretien entre le critique d’art Eric Tériade et Pablo Picasso, dans le journal « L’Intransigeant » du 15 juin 1932, dans lequel le peintre explique au chroniqueur sa volonté d’accrochage protéiforme.
« Picasso : tête-à-tête », galerie Gagosian, 980 Madison Avenue. Jusqu’au jeudi 3 juillet.